Le grand Cerf
J’ai écrit ces lignes à l’automne 2004, en grande partie dans la forêt de Durbon pendant la période du brame.
A ce moment là et ceci depuis le début des années 2000 , la guerre aux cervidés fait rage dans la région du Bochaine !
La toute puissante DDAF commanditaire du massacre a décidé d’éradiquer l’espèce des forêts du Haut- Buëch.
Le sang ruisselle dans les torrents de Bouriane et d’Agnielles…
Ce texte est un cri de colère, d’amertume et de tristesse face à ce génocide animal !
Je vous le propose tel quel sans ajout ni modification depuis cet automne là.
J’étais parti tôt, marchant à la frontale jusqu’au col de Leschaup où une aube laiteuse et froide se levait.
Je traversais les pâturages m’arrêtant derrière plusieurs pins afin de scruter les bois tout proches. La forêt retenait les derniers lambeaux de nuit et s’éclairait au fur et à mesure de la montée du jour. Une brise légère et régulière descendait les pentes de Durbonas, sauf imprévu elle serait parfaite pour réussir mon approche.
A partir des dalles de calcaire affleurant la pente il me restait environ 100 mètres de dénivelé à gravir, un petit couloir herbeux entre deux haies de sorbiers et d’aulnes aux allures tourmentées.
Mon affût était là au pied d’un pin , entre ses branches basses et une abondante touffe de rhododendrons.
J’y installais mon matériel , appareil et téléobjectif montés sur pied ,quelques films à portée de main.
(J’étais encore en argentique cette année là).
Depuis le col, de nombreux brames résonnaient en sous-bois, les cerfs étaient là tout près, ils se défiaient de la voix.
Je me fondais dans ma cachette végétale à l’écoute des animaux.
Plusieurs fois des cris puissants et rauques s’étaient rapprochés mais aucun cerf ou biche n’avait franchi les limites des bosquets qui délimitaient la clairière. L‘air était doux, il sentait la résine et la sueur de la terre qui lentement tiédissait au soleil.
A une trentaine de mètres sur la gauche il y eu comme un frémissement de feuillages…
Je vis d’abord son dos, puis son imposante ramure lorsqu’il se redressa : un grand 12 cors d’une allure magnifique !
Je n’en avais jamais vu d’aussi impressionnant ! Je pris trois photos, les bruits de l’obturateur et du moteur me parurent énormes, pourtant la bête ne prit pas la fuite, sa tête lentement s’était tournée dans ma direction, il me regardait fixement…
C’est à ce moment qu’il me parla :
“Ami, je ne te crains pas, je te connais depuis de nombreuses années, je sais ton amour pour la nature et ton attachement à notre espèce et c’est pour cela que je t’ai choisi. Depuis de trop nombreuses années l’automne est pour nous une saison de souffrance et de mort. Dans la plus grande indifférence des centaines des miens sont massacrés comme vermine malfaisante. Jamais pareille tuerie n’a été organisée dans tout l’arc alpin ; il est clair que l’on veut nous éliminer complètement de la vallée. Pourtant nous ne méritons pas pareil destin, nous sommes plus que des animaux, nous sommes des symboles qui vous accompagnent depuis des millénaires; les plus émouvantes marques de notre vie partagée sommeillent au fond des grottes depuis les froides époques.
Mon nom lui même : cerf est un mot vieux comme la forêt et les rivières ; à travers le latin cervus, bête à cornes, il est apparenté à la langue celte. Cernunos était le dieu du renouveau et de la fécondité.
Fidèles à ce culte certaines tribues gauloises célébraient la nouvelle année déguisées en cerf. Plus tard nous fûmes gibier de roi et de haute noblesse, toute personne prise en flagrant délit de braconnage était passible de peine de mort.
Extrait revue la Salamandre, septembre 1999
Maintenant nos vies sont gaspillées sans vergogne.
Jadis animaux de steppes nous avons trouvé asile sous le couvert forestier et dans les endroits le plus inaccessibles, malgré cela notre traque continue impitoyablement, nous n’existons que là où nous sommes tolérés !
Agriculteurs, chasseurs, forestiers n’ont pas le monopole des animaux sauvages, beaucoup d’entre vous contemplateurs de la nature apprécient notre présence, pour eux chaque rencontre à la croisée des chemins est source d’une grande émotion…
Alors ami dénonce ces excès, dis à tes semblables de ne plus organiser ces tristes jours où le flot de notre sang éclabousse toute la vallée, mon peuple est à genoux , demande leur la grâce des quelques cerfs et biches des forêts du Bochaine ”
J’étais frappé de stupeur ! …..
Cette voix profonde et grave aux accents de rocaille m’avait subjugué !
Par quel phénomène surnaturel cet animal me transmettait-il cet émouvant appel ?
Depuis son arrivée il s’était réfugié à la limite du couvert. De ses bois puissants il frottait une verne. Il secouait si fort que le petit arbre s’animait de tremblements convulsifs et perdait sur sa tête une pluie de feuilles dorées…
Puis tout s’accéléra : l’animal d’un brusque mouvement leva la tête, cou tendu, bois en arrière et de sa bouche fendue il poussa deux raires profonds avant de disparaître dans le fouillis du bois.
Après son départ doucement ma charge émotionnelle se mit à décroître. Autour de moi tout devenait plus calme.
Les seuls bruits, beuglements sourds et tintements de clarines montaient du col où les génisses se déplaçaient pour trouver l’ombre et y ruminer tranquillement.
Pour les cerfs aussi c’était la pause, fatigués par leur longue nuit de débauche ils tombaient l’un après l’autre dans cette léthargie progressive qui les amènerait pour quelques instants seulement au sommeil profond.
La matinée terminée il me fallait me déplacer, en effet lorsque les brames reprendraient dans l’après-midi tout cet ubac pentu serait plongé dans l’ombre anéantissant ainsi le peu de chance de réussir de bonnes photos.
Je me retirais donc avec beaucoup de précautions pour ne pas déranger le repos des animaux. Un autre affût m’attendait celui-ci bien exposé au couchant dans un petit col où jamais personne ne passe et où souvent cerfs et chamois partagent le même gagnage…
Surprenant non ?
Bien sûr l’apparition du grand cerf continua à hanter ma mémoire.
Je ne pouvais ni l’expliquer ni la comprendre mais l’étrange impression d’avoir vécu la métamorphose du banal au merveilleux perdura pendant de nombreux jours.
Depuis le temps a passé, les dorures de l’automne vont bientôt faire place au blanc de l’hiver, ce qui reste des biches et cerfs se cache au plus profond des bois, pour eux la saison difficile ne fait que débuter.
Mes photos sont revenues du labo, comme les années précédentes j’en classe seulement une poignées dans la catégorie bonne !
Je comptais beaucoup sur les trois du grand cerf pour résoudre l’énigme mais amère déception : là où devait se trouver sa tête majestueuse, sur le fond sombre du bois je n’ai photographié que quelques branches aux feuillages épars … !
Le mystérieux animal gardera tout son secret !
Bien sûr vous ne croirez pas à ma prose imaginaire … !
Mais si d’aventure l’année prochaine l’automne venu, vous allez écouter ces grands animaux, je suis sûr que vous aurez une pensée émue pour ce grand cerf magique qui lui ne brame pas d’amour…
Il pleure le trépas de son paisible peuple.
Décembre 2004
Sept ans plus tard, ce que je craignais est arrivé; la densité des cervidés est devenue ridicule, et la forêt en lui ôtant la majorité de ses grands herbivores a perdu son âme sauvage d’antan… !
Une fois de plus c’est la nature qui paye l’addition des erreurs humaines; il eut été plus simple quarante ans plus tôt de ne pas réimplanter cette espèce puisque elle s’est avérée embarrassante…
Malgré cela, comme j’aime ce bout de terre oublié des hommes, je continue mes errances sur mes sentiers familiers, avec cependant la nostalgie de ces années fastes où au début de l’automne les halliers vibraient du concert de ces animaux mal-aimés du Beauchêne.
Ainsi va la vie de la faune sauvage dont l’existence, hélas, dépend du bon vouloir des hommes qui la régissent… !