Le cairn

La montagne qui porte cet édifice est née d’un océan nommé Théthys et de la rencontre des plaque africaines et eurasiennes il y a trente ou quarante millions d’années ! Ces Alpes naissantes, puisqu’il s’agit d’elles, connaissent pendant la longue période géologique du Paléogéne des fluctuations  climatiques  très complexes, passant successivement et à plusieurs reprises du froid polaire à la chaleur tropicale jusqu’à environ moins un million d’années. Enfin à l’ére quaternaire le froid s’installe de nouveau mais pour des périodes plus courtes ; les paysages d’inlandsis piquetés de sommet acérés réapparaissent, les glaciers interminables finissent de labourer les vallées…
A la fin de Würm, le quatrième et dernier épisode glaciaire, il y a dix ou douze mille ans, le paysage est méconnaissable, d’immenses moraines ont été abandonnées, de nombreux lacs parsèment les vallées, les versants se sont creusés, les sommets érodés, le décor reste exclusivement minéral.
Bien avant les hommes les végétaux puis ensuite les animaux ont colonisé les cimes ; ainsi pendant de long millénaires seuls chamois et bouquetins trouvant dans ces lieux un biotope à leur convenance ont été les maîtres de l’altitude… et le sont restés.
Quel fut le premier être humain à arriver au sommet de ce pic :

Un chasseur armé d’un arc ?
Un berger à la recherche de bêtes égarées ?
Un chaman quêtant l’inspiration divine ?
Un proscrit fuyant son peuple ?
Ou alors tout simplement un être plus intrépide et curieux que les autres, qui voulait voir ce qui se trouvait de l’autre côté… ?

Nul ne sait…

Longtemps ces terres abruptes et inconnues ont été redoutées, on y craignait tout les pièges inhérents à la montagne, mais aussi les grands prédateurs en particulier les ours qui fréquentaient les immenses forêts de résineux des premiers contreforts ; de plus des croyances ancestrales plaçaient sur les sommets le repaire de démons malfaisants et rusés !

Qui le premier eut l’idée de marquer sa venue ?
Un simple petit empilement de blocs !
A quelle époque ?

Un autre mystère…

Seule certitude, instinctivement et depuis toujours, les hommes, comme les animaux, ont l’obsession de marquer leur passage, leur présence, leur espace, pour mieux se l’approprier et s’il le faut le défendre !

du côté de Raz le Bec, Dévoluy, vue sur les sommets de l’Oisans

Il fallut attendre quelques dizaines de siècles avant que tombent ces tabous et que l’ Alpe livre toutes ces richesses : les herboristes allèrent y chercher des plantes médicinales, on y exploita les nombreux filons de cuivre de plomb ou de fer, la traque du gibier remonta toujours plus haut, les troupeaux pâturèrent les alpages, les cols furent de plus en plus pratiqués et favorisèrent ainsi les échanges entre vallées…

Le tas de cailloux grossit, chacun reprenant l’idée du pionnier.

Aux dix huitième et dix neuvième siècle vient un changement remarquable des mentalités : après avoir été longtemps redoutée, la montagne devient à la mode. Bourgeois et aristocrates se lancent à la conquête des sommets.
En Oisans les sommets les plus prestigieux tombent sous les assauts des Anglais Whymper et Tuckett, et les Américains Coolidge et Miss Brevoort.
Enfin et après de nombreuses tentatives le jeune Baron Français Boileau de Castelnau guidé par le légendaire Pierre Gaspard de la vallée du Vénéon sauvent l’honneur le 16 aout 1877 en gravissant pour la première fois le très convoité Grand pic de la Meije. Les sommets moins prestigieux eux aussi sont redécouverts à cette époque mais cette fois pour le pur plaisir de la marche et de l’exploration.

Cet engouement inattendu favorise une nouvelle fois la croissance du cairn.

cairn de la tête du Tourneau, vue sur les sommets du Champsaur : Pian, Colle blanche, Chaillol

Un peu plus tard à notre vingtième siècle les citadins avide de grands espace et d’air pur fréquentent de plus en plus le pays d’en haut venant y chercher la liberté de leur pas et une quiétude disparue en ville. Alors que “les conquérants de l’inutile” recherchent les voies les plus difficiles et les ascensions hivernales, la montagne s’humanise pour le plus grand nombre. On y trace de nouveaux sentiers, on en restaure d’autres, les clubs alpins construisent des refuges, la randonnées, y compris à ski se développe et devient bientôt un phénomène de société.

Maintenant il en passe du monde sur ce sommet.

Tous satisfaits d’ajouter une pierre à l’édifice comme le veut la tradition.
Des sportifs filiformes, l’oeil rivé sur leur chronomètre ; certains ne posent même pas le sac, boivent une gorgée de leur poche à eau et vite redescendent obnubilés par leur record !
Des contemplatifs qui font plusieurs fois un tour d’horizon du regard, détaillant l’un après l’autre les sommets familiers.
Il est vrai que le spectacle “en vaut la chandelle” : au sud toute une houle de crêtes qui s’écoule vers la Méditerranée et côté nord, les grands sommets : Pelvoux, Ailefroides, Écrins, piquetés de glaciers  ; ultimes vestiges des colosses du quaternaire !

sommets de l’Oisans : Écrins, Coolidge, Ailefroides

Des bons vivants, jovials et rigolards, les épicuriens des cimes, casse-croûtant  avec saucisson et vin rouge.
Des clubs de randonnée bruyants et bigarrés ; chacun cherchant la convivialité et le sécurité du groupe.
Des inclassables, faisant l’ascension de nuit à la lueur de la pleine lune,d’autres dormant sur le sommet dans un trou de neige!
Les occasionnels, les hommes oiseaux aux énormes sacs, pleins de nylon et de suspentes, eux ne redescendront pas à pied ; si le ciel  leur est favorable ils auront le sommet sous leurs pied et seront compagnons des vautours.
De temps en temps aussi, les cascadeurs des sentiers, protégés et casqués, sur leur drôles de machines, des Vélo Tout Terrains  aux cadre et fourches amorties, et freins à disques carbonés…
Prenez garde, ils déboulent comme des bolides !
Des solitaires, purs et durs, capables de partir au milieu de la nuit pour avoir le privilège d’assister au lever du soleil.
Des couples unis dans l’effort et dans la joie du sommet ; il parait même que pour certains il est arrivé d’y faire des galipettes malgré l’inconfort de la pierraille !
Des anciens, ces marcheurs de toujours qui trouvent que la montagne n’a pas changée mais que eux oui !
En résumé, une communauté toujours plus nombreuse d’arpenteurs de sentiers, de collectionneurs de cimes où chacun est persuadé que le bien être augmente avec l’altitude !

Avec cette affluence le monceau de blocs est devenu pyramide.

Un grand et altier homme de pierre qui égratigne les nuages.
Il attire le regard, silhouette familière et mystique.
C’est un sage contemplatif qui parfois goguenard s’amuse de cette humanité grouillante qui s’agite à ses pieds.
Il sait que plusieurs de ses congénères garnissent les sommets alentour et qu’il n’a pas été le premier ; jadis quantité d’autres ont jalonné steppes et forêts au gré des peuplements, certains comme marquages de territoire, d’autres célébrant des disparus de haut rang ou d’antiques dieux païens.
Fier d’appartenir à cette lignée primitive et universelle le cairn sommital règne  en maître sur son éternité de crêtes, d’alpages et de vallées ; il occupe ses longues journées de solitude en interrogeant le ciel puis confie ses secrets aux grands corbeaux et à l’aigle royal qui ont trouvé dans sa présence un reposoir de choix.
Au coeur le l’hiver, sous la tourmente, sa carapace glacée abrite un campagnol des neiges paisiblement enfoui dans un cocon d’herbe sèche, le seul habitant permanent du pic, un exemple d’adaptation à l’altitude !
Depuis la première ascension, ici, rien n’a changé, si ce n’est beaucoup moins de glace dans le paysage alpin, et plus de brumes de pollution dans la vallée… la rançon du progrès ! De Notre progrès !
Le paysage lui reste immuable… et le temps à l’arrêt !

coté sud, toute une houle de crêtes jusqu’au rivage de la Méditerranée

Natif du roc, de la volonté ou des croyances de ses bâtisseurs, cet énigmatique monument est la mémoire du sommet… Pour le moment il se porte comme un charme, cependant sous son aspect massif, c’est un colosse aux pieds d’argile qui dépend étroitement des visiteurs qui assurent son entretien et sa carrure ; d’ici des centaines ou des milliers d’années il redeviendra peut-être le chaos initial du sommet… et puis on peut imaginer que les montagnes elles aussi ne seront pas éternelles… les archives de la terre nous l’on déjà prouvé plusieurs fois au cours des temps géologiques.
Mais ceci est une autre histoire qui s’écrira bien après nous !

cairn de Clappe et pic de Bure

aout 2015

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