Petites histoires du Bochaine

En guise de préambule : quatre précisions.

Bochaine, Biochana au moyen âge, vient du latin Biochium ou Biochum : Buëch ; l’orthographe francisée Beauchêne, bien qu’en usage est parfaitement inadaptée.

Une autre bizarrerie :

 Le Bochaine correspond à la haute vallée du grand Buëch dont par un découpage administratif surprenant a été détaché la commune sommitale de Lus la croix haute qui lui appartient indiscutablement sur le plan géographique et d’une manière encore plus évidente sur le plan économique, puisqu’elle n’est reliée avec son département la Drôme, que par le difficile col de Grimone, alors qu’elle a des liaisons extrêmement commodes par la route d’hiver des Alpes et par la voie ferrée, avec le département des Hautes Alpes.

Pierre Chauvet et Paul Pons : les Hautes Alpes huer aujourd’hui et demain, éditions Louis Jean Gap, année 1975.

Mon récit est ordonné au fil de l’eau et non de manière chronologique.

Vous trouverez une carte des lieux à la fin de petites et grandes histoires du Bochaine .

 

Le grand Buëch prend naissance sur la bordure ouest du massif du Dévoluy.
L’inextricable structure géologique de ce versant, d’une épaisseur de plus de mille métres, rejette plusieurs sources étagées sur différents niveaux.
La plus haute perchée, résurgence du petit lac du Lauzon, s’écoulant sur une forte pente sur près de quatre cents mètres de dénivelé, et celle de la Laicinette dans le ravin du Fleyrard peuvent être considérées comme les sources principales du grand Buëch.
C’est en ces lieux que commence la première histoire.

le petit lac vu de la tête du Lauzon

 

L’ascension

 

 

Dix aout 1880, sept heures quinze, quatre hommes atteignent l’oeil bleu de l’alpage.
Deux sont du pays, embauchés comme porteurs ; les autres, Henri Ferrand et un camarade montagnard de passage à Grenoble, sont venus pour gravir le sommet du grand Ferrand.
Henri souris malicieusement… Ferrand au grand Ferrand, en quelque sorte une excursion sur son domaine…
Ils sont arrivés à Lus la croix haute , hier, par le train et la toute nouvelle ligne ferroviaire du PLM Grenoble, Veynes inauguré deux ans plus tôt et ont dormi à l’auberge Armand.
Ce matin, partis de nuit, ils ont effectués les huit kilomètres de trajet jusqu’au terminus de la route carrossable à l’aide d’une carriole à cheval.
La lumière diaphane du matin inonde le vallon où ils se reposent et se restaurent, il fait doux, le ciel est sans nuages, idéal pour gravir cette belle pyramide calcaire des
Alpes du sud.
Vers huit heures trente, ils sont au col du Charnier, et mettent vraiment pied en Dévoluy.
Pour mieux apprécier la vue sur le vallon qu’ils viennent de remonter  en une demie heure ils se hissent sur la tête du Lauzon.
Henri Ferrand, fin érudit montagnard raconte :

 C’est en ce point que se rejoignent les trois départements dauphinois, et la légende rapporte qu’au commencement de ce siècle, les préfets de l’Isère, de la Drôme et des Hautes Alpes y déjeunèrent ensemble, assis chacun dans son département respectif.

La marche se poursuit, direction nord, toujours dans les mêmes éboulis sonores et monotones, parsemés de touffes de renoncules des glaciers, de saxifrages et de linaires ; ici, à part quelques rares chamois ou moutons égarés, il ne passe jamais personne.

Vers le sommet la pente se redresse et atteint enfin la crête de l’étoile.
Il continue le récit de leur progression :

 Ici, changement de décor ; nous nous trouvons en présence d’un coup d’oeil des plus pittoresque : le dernier sommet composé d’assises calcaires ruinées et désagréables, forme comme un immense escalier dans lequel sont taillés au hasard d’une fantaisie de cyclope des obélisque découronnés, des tours branlante et des abîmes effrayants.

Extraits de : Les Alpes et les grandes ascensions, E. Levasseur, librairie Delagrave,
Paris 1889.

À onze heures quarante ils sont au sommet et vont y passer deux heures absorbés par leur contemplation.
Leur descente s’effectue par le même itinéraire et trois heures et demi plus tard ils retrouvent le cheval reposé qui les emmènent au grand trot à travers bois et pâturages vers le village de Lus.
Une longue et belle journée en montagne.
Cette année là, Henri Ferrand avait vingt huit ans, avocat brillant, membre du club Alpin Français puis de la société des Touristes Dauphinois, il passa toute sa vie à sillonner les montagnes, à les photographier et à écrire des ouvrages à leur sujet.
Il s’est éteint à Grenoble le 26 mars 1926, à l’âge de soixante treize ans.

le grand Ferrand et côté gauche juste au dessus de la pointe de brume : tête du Lauzon

Au sortir du ravin du Fleyrard le torrent devient rivière, le petit village de la Jajatte surplombe son cours.
C’est là, au coeur de l’hiver quand la tempête a plâtré les aiguilles de Lus que le spectacle atteint le sublime : vision furtive de bout du monde, glace a tout les étages, forêt givré et fumées blafardes du hameau où bêtes et gens courbent l’échine sous la froidure !
En aval, le grand Buëch grossi du riou froid et du Lunel roule ses galet sur cinq kilomètres avant du franchir la limite du département de la Drôme et devenir haut alpin.
Deux kilomètres plus bas conflue rive droite un nouvel affluent sérieux : la Vaunierette.

La vallée noire

 

 

Dès le douzième siècle des moines y sont venus bûcheronner.
Après avoir essouché les terres conquises sur la forêt et mis les terrains en culture, il faudra plusieurs centaines d’années pour que cette terre en gestation s’organise et enfante finalement le hameau de Vaunières : vaux nière : vallée noire, probablement en raison de l’importance de son boisement.
Difficile de connaitre le détail de la vie des humbles métayers face à l’âpreté de la nature et de leurs maîtres…
Envers et contre tout, les caprices climatiques, la terre rétive, les maladies, les guerres, les bêtes sauvages, de nombreuses générations de forçats de la terre s’y sont incrustées et succédées.
Le poème qui suit illustre à merveille leur vie :

 

La vie misérable du paysan

Il a bien du travail et peine :
Au meilleur jour de la semaine,
il sème seigle, il herse avoine.
Il fauche prés,il tond la laine.

Il fait palissades et enclos,
il fait viviers sur les rivières,
il fait corvées et prestations,
et obligations coutumières.

Jamais il ne mange de bon pain :
nous lui prenons le meilleur grain.
Et le plus beau et le plus sain,
Mais le mauvais reste au vilain.

S’il a oie grasse ou poulette ou
gâteau de blanche farine,
à son seigneur il le destine.

Bons morceaux jamais il ne tâte,
ni un oiseau, ni un rôti,
s’il a pain de noire farine
et lait et beurre, c’est son régal.

Etienne de Fougères, livre des manières ( XII eme siècle )

 

Six siècles plus tard, les vilains et manants deviennent citoyens libres et égaux en droits… Et avec beaucoup de temps et de sacrifices, propriétaires de leur terre.
La population de Vaunières est à son apogée dans la décennie 1840, 1850, neuf foyers et quarante neuf personnes sont recensées.
Puis, lentement et avec le XX eme siècle comme dans la majorité des campagnes françaises, arrive le déclin.
Vaincu par l’isolement, les deux guerres et une vision plus moderne de l’avenir, le hameau se meurt. En 1947, il n’y a plus que la famille Imbert au village. Deux enfants sont scolarisés et font à la belle saison quatorze kilomètres aller retour chaque jour de la semaine. L’hiver ils habitent à Saint Julien avec leur mère ; le père lui reste seul au hameau pour s’occuper du troupeau.
Poussés par l’espoir d’une vie moins rude, ils jettent l’éponge et s’en vont au début des années cinquante ; le village est rendu aux broussailles.

Par bonheur en 1964, un rebondissement inattendu et salutaire se produit : une association marseillaise : le village des jeunes, « né de la double volonté de faire revivre des lieux abandonnés en milieu rural et de permettre à des personnes d’origines sociales et culturelles diverses de se rencontrer autour d’une action utile » s’implante et freine par son action bénéfique les dégâts du temps.

Dix années plus tard, beaucoup de travaux ont été réalisés, mais la situation financière du village des jeunes ne cesse de se dégrader.
Heureusement, pour ne pas dire miraculeusement un formidable coup de pouce du destin va changer la donne et effacer comme par enchantement l’ardoise de l’association.

la petite chapelle de Vaunières, sauvée in extrémis par l’association

14 juillet 1976, un artisan et ses deux apprentis lui offrent une journée de travail et effectuent des raccordements sanitaires dans un bâtiment du centre du village.
Une pierre bossue empêche la pose d’un lavabo ! À grands coups de massette et au burin le plombier entreprend d’aplanir la partie gênante, mais renonce vu la dureté du
matériaux ; Il s’attaque aux joints plus friables… ça bouge…!
La pierre se descelle et tombe, entrainant dans sa chute de vieux chiffons et un objet métallique rouillé !
Une sonnaille de mouton pansue et cabossée dans laquelle se trouve emboité une autre plus petite ! En touchant le sol elles se séparent et déversent dans la poussière de nombreuse pièces de monnaie sales et ternes, quelle surprise…!
Le premier moment de stupéfaction passé, toute cette quincaillerie est ramassée et portée dans la salle commune et nettoyée à l’eau vinaigrée…
46 pièces semblent être en argent, 73 autres brillent d’un éclat bien particulier…
Elles sont en or !
Un véritable trésor !
Une date apparait sur l’une d’elles : 1598 !


Ce pactole sommeille dans l’épaisseur du mur, depuis plusieurs siècles…
Qui donc a pu choisir un tel coffre fort ?
Une légende, encore une, narre que deux chemineaux pourchassés avaient trouvé refuge à Vaunières ; le péril passé ils sont repartis vers Marseille où une épidémie de peste sévissait. Ils y furent embauchés par l’évêché pour mettre en terre les morts déposés à la va vite dans les rue de la ville.
Lors de leur séjour macabre de nombreux mourants leurs confièrent leurs économies avec la promesse de faire dire des des messes pour la paix de leur âme.
Une fois cet épisode douloureux passé, ils repartirent dans le petit hameau haut alpin, à la fois pour remercier leurs hôtes et aussi pour remplir leur engagement vis à vis des pestiférés.
Ils firent construire une chapelle, qui existe toujours, son linteau porte la date de 1682, et une maison… celle du trésor ; on suppose que le reste de leur fortune a été dissimulée au cours de sa construction.
Repartis sur les routes, ils ne sont jamais revenus !
Un fait bien réel, celui-là, corrobore cette hypothèse : des documents conservés par l’archevêché de Gap, font mention d’un don fait par deux chemineaux pour maintenir la présence d’un curé à Vaunières et celui ci semble y avoir résidé jusqu’à la révolution.
L’histoire parait crédible… vraie ou fausse… allez donc savoir !

le val de Vaunières et le sommet de Durbonas

Après une expertise numismatique sérieuse il s’est avéré que les pièces étaient de grande valeur :
18 écus de Charles VIII, Louis XII, Henri IV, frappés entre 1515 et 1547.
51 écus de monnaie espagnole de Charles Quint et Philippe II;
4 magnifiques écus de monnaie pontificale du pape Clément VIII, frappées à Avignon en 1598.

L’ensemble du trésor a été vendu aux enchères, les 7 et 8 novembre 1977 à Monte Carlo
Pour la somme totale de 210 000 francs, ( 32000 euros ) ; Déduction faite des taxes fiscales , il est resté 169 000 francs ( 25763 euros), partagés par moitié entre les trois découvreurs et l’association propriétaire des lieux.
Cette manne providentielle sauva sans doute le village une nouvelle fois de la désertification.

De nos jours, l’association village des jeunes poursuit son bonhomme de chemin, ses grandes idées altruistes : tolérance, hospitalité et solidarité continuent d’attirer les jeunes de toute classe sociales et de toute origines ; Grâce à elle Vaunières n’a pas eu le tragique destin de tant d’autres villages montagnards.
Que les pionniers de cette résurrection en soient remerciés.

Histoire du trésor, tirée de : Aux Sources de Vaunières, Henri Lorenzi, éditions Paul Tacussel, années 1992 et 1995.

 

septembre/octobre 2017/ Suite dans grandes histoires du Bochaine

Grandes histoires du Bochaine

 

Le cours libre et impétueux du grand Buëch a très longtemps servi au transport du bois forestier, par flottage.
Coupés, débardées et stockées jusqu’à ses rives les grumes de sapins et mélèzes étaient assemblé en radeaux et descendues jusqu’à Sisteron, puis plus tard sur la Durance jusqu’aux rives de la Méditerranée.
Cette activité hautement dangereuse fut émaillée de nombreuses catastrophes, comme celle que relate un procès verbal de juillet 1785 qui raconte en vieux français, un dramatique accident un peu plus en aval, à Serres, qui fit trois morts par noyade :

Le 23 mai dernier, la rivière Buëch étant extraordinairement gonflée à la suite de la fonte des neiges et d’une forte pluie qui avoit duré trois jours, un radeau conduit par quatre provençaux se sépara au dessous du confluent des rivières de Veynes et d’Aspremont qui forment le gros Buëch ; trois des conducteurs furent emportés par les eaux ; le quatrième resta sur le Buëch se tenant à deux poutres arrêtées par un rocher…Le curé, juge, châtelains, échevins, officiers municipaux et notables de la ville, avertis se transportèrent sur le bord de la rivière pour donner du secours à cet infortuné.En unissant leurs soins et leurs efforts ils ramenèrent non sans peine au rivage le radelier, lequel avait passé quatre heures dans l’eau, et lui sauvèrent la vie…Ensuite l’un deux, côtoyant la rivière chercha les infortunés compagnons de celui qu’il venait de délivrer ; il ne trouva que leurs corps sur lesquels il employa inutilement les moyens usités pour rappeler les noyés à la vie.

Le radelage cessa totalement à la fin du dix neuvième ; après avoir emprunté pendant des siècles le chemin de l’eau, le bois d’œuvre fut désormais acheminé par le chemin de fer tout nouvellement installé dans la vallée.
Fin d’un métier à risques et… d’une époque.
Continuons notre descente du grand Buëch.
Après le pont des Oches, lieu de confluence de la Vauniérette, il reste un peu plus d’un kilomètre pour atteindre Saint Julien en Bochaine, village cher à Jean Giono.
Voilà ce qu’il en dit lors d’un de ses séjours :

 Depuis longtemps je viens dans ce maigre village de montagne ; il est aux confins de ma terre ; il est aux lisières des monts, assiégé de renards,de sangliers, de forêts et d’eau glacée. De hauts pâturages dorment au milieu des nuages ; le ciel coule et s’en va sous le vent ; il ne reste là-haut que le vide gris et les vols d’aigles silencieux comme le passage des ombres. La solitude et la pitié 1932.

                                                     Saint Julien en Bochaine le 5 juillet 2008

Au sortir du bourg le grand Buëch reçoit Bouriane.
Torrent où ruisseau en période d’étiage, il prend sa source dans les pentes nord-ouest de la montagne de Durbonas et s’insinue sous le couvert d’un vallon improbable, dissimulé par une étroite cluse de calcaire.
C’est en ce lieu reculé que des religieux venus de l’Isère se sont implanté et vécus pendant près de sept siècle.

 

                                                               La chartreuse de Durbon

 

 

Après l’an mile, au sein de la chrétienté, la mode est à l’érémitisme.
L’ordre de Saint Bruno bien implanté au cœur du massif de la Chartreuse essaime de toute part ; dans la seule et même année 1116, quatre sites sont colonisés : les Ecouges dans le Vercors, Méyriat dans l’Ain, Sylve bénite dans l’Isère et Durbon en Bochaine.
Cette année là, cognées et houes à l’épaule un groupe de moines conduits par un ermite nommé dom Lazare quitte la Chartreuse, traverse le Triève, franchit le col de Lus la croix haute, arrive en Bochaine à Saint Julien et s’installe dans le val de Bouriane au lieu dit, l’estrech, les étroits. (c’est du moins hypothèse qu’émettent les historiens)
L’époque de leur arrivée et leur nombre restent des inconnues.
Leur domaine initial provient d’une première donation de quelques habitants du haut Buëch, et a été encouragée et approuvée par Laugier II (ou Léger II ?), l’évêque de Gap.
Les limites en sont grossièrement définies, par les cols et crêtes montagneuses surplombant la combe, peu de terres arables et beaucoup de forêt.
Face à la nature omniprésente et quasiment intacte du lieu, on imagine les difficultés de leur établissement avant un premier hivernage, néanmoins cinq années plus tard, en grande procession, une première chapelle est inaugurée au plus haut du vallon et consacrée par le même évêque haut alpin.
Dans ce creux de forêt l’emplacement est parfait pour mener une vie contemplative, à l’écart du monde ; Au fil des ans et des siècles cet embryon de monastère va se développer, et devenir un vaste et harmonieux ensemble de Bâtiments capable à la fois de célébrer le culte mais aussi d’héberger la communauté religieuse.

               croix pattée sur un soubassement du monastère

Les effectifs des moines ont été très fluctuants. ( * voir en fin de billet)
Les pères*(1) ne dépasseront jamais la quinzaine.
Les frères*(2), moins d’une douzaine.
Des domestiques, boulanger, cuisinier, cordonnier, jardinier et d’autres encore : une dizaine.
Au cours des six cent soixante quinze années de l’existence du monastère se sont succédé 146 prieurs*(3). Le premier, dom Lazare, le fondateur, l’a été 29 ans.
Le dernier, dom Bonaventure Eymin, 2 ans seulement, jusqu’en 1791.
Comme toutes les chartreuses, Durbon vit en autarcie, de ses revenus, et d’eux seuls.

L’existence de la chartreuse n’a pas toujours été  » un long fleuve tranquille », de nombreux événements sont venus déstabiliser l’édifice.
Le problème le plus récurent provient des limites incertaines de leur domaine et a suscité de très nombreuses querelles.
Une animosité manifeste s’est installée entre moines et paysans de la vallée à propos de terrains qu’ils revendiquent et des droits de bûcherage et de pâturages qui en y sont liés. Certaine fois la crise a dégénéré et les belligérants en sont même venu aux mains ; Il semble même qu’en 1404 l’église fut brûlée par pure méchanceté !
Du côté de Lus la croix haute c’est pareil mais cette fois avec les chevaliers de l’ordre du temple qui revendiquent les alpages de Chamousset et de la Jarjatte ; des procès s’éternisent et dégradent les relations.
Pour les mêmes motifs, des adversaires assez inattendues : les moniales de Bertaud, autre colonie chartreusine implantée au pied du Pic de Bure, ont des terres limitrophes et souvent des altercations se produisent entre les bergers des deux camps.
Ces conflits durent plusieurs décennies et rebondissent de temps à autre !

 

Proie facile pour les bandes armées de brigands et d’hommes de main des seigneurs locaux le monastère a subi de nombreux saccages, pillages et vols de bétail au cours des siècles, en particulier lors des guerres de religions.

Enfin, les dégâts du temps ne l’ont pas épargné, plusieurs fois des bâtiment ont menacé ruine et ont été sauvés in extremis avec l’aide de la charité diocésaine.

Au fil du temps l’espace occupé par les chartreux ne cesse de s’agrandir.
Les douzième et treizième siècles sont caractérisés par l’extrême morcellement de la propriété foncière et ce fait va les favoriser.
En raison de leur peu de valeur beaucoup de petits propriétaires sous prétexte de racheter leurs fautes ou pour se faire une place enviable au paradis font don de leurs terres ou les vendent à vil prix :

 Deux systèmes monétaires seulement avaient cours au XII eme siècle dans les Alpes : la monnaie viennoise et la monnaie valentinoise et il était souvent stipulé que le payement se ferait en bonne monnaie, integra moneta Viennentis, de marii probati Valentinienses. Cependant dans bien des cas le payement se faisait en nature ou par voie d’échange : un vendeur reçoit un habit et un cheval, un autre cinq sous et une tunique, un troisième la valeur de cinq sous en peaux de moutons, de la toile pour faire des vêtements, tela ad vestes, un fromage et même un demi fromage.
Joseph Roman, le Cartulaire de Durbon.

Il y eu plus de mille vendeurs ou donateurs à cette époque là.
En 1446 le monastère de Bertaud, déjà cité, est la proie des flammes pour la deuxième fois ; il ne sera pas reconstruit et ses biens viendront s’ajouter quelque temps plus tard, aux possessions de Durbon.
Les moniales ruinées seront transférées provisoirement dans la maison basse, au lieu dit l’éstrech, l’étroit, en 1453, puis par la suite dans un bâtiment à l’écart et dominant la Chartreuse.

Seizième siècle, sous François premier et et Henri IV.
le monastère est devenu un énorme domaine, trente kilomètres d’un seul tenant, de Vaunières à Chaudun, de forêts, d’alpages, et de terres agricoles .
Les moines paradoxalement à leur vœux de pauvreté se révèlent être de redoutables hommes d’affaires, aux ressources extrêmement diversifiées :
Les terres fertiles sont affermés.
Ils font exploiter leurs forêts, possèdent plusieurs seytes (scie à eau) et vendent ou troquent charpente, planches et madriers.
Leurs alpages sont loués et pâturés pour la saison par d’immenses troupeaux d’ovins venant du midi et s’ajoutant à leurs propre bétail. Ils pratiquent pour une partie de leur cheptel à la transhumance inverse, c’est à dire que leurs moutons à l’automne descendent vers le sud avec les troupeaux provençaux.
Ils possèdent des vignes à Aspres sur Buëch et Ventavon, ce domaine étant une ancienne possession des chartreusines de Bertaud.
Le commerce du sel fait aussi partie de leurs activités, leurs salines de Hières dans le Var, fournissent la matière première qu’ils transportent par charroi annuel, par un itinéraire choisi, bénéficiant d’exemption de droits de péages.

Au dix septième, les moines se lancent dans l’aventure métallurgique, il font prospecter la région, trouvent et exploitent le minerais de fer qui est fondu, puis battu à l’aide de plusieurs martinets à eau ; Une mine achetée dans le Triève près de Mens complète l’approvisionnement.
Enfin le 9 avril 1647 les chartreux achètent le grand lac de Luc en Diois avec ses droits de pêche, probablement pour avoir une source d’approvisionnement en poissons qu’ils consomment en grande quantité.
Cette acquisition est une mauvaise affaire , un grand nombre de procès avec les seigneurs riverains va en découler et elle sera fortement déficitaire. ( Les lacs en question formés lors de l’éboulement du pic de Luc dans le lit de la Drôme n’existent plus de nos jours puisqu’ils ont été asséchés au siècle suivant)
La chartreuse est riche, mais les dépenses pour entretenir son patrimoine mobilier sont énormes et y suffisent à peine !
Ce siècle, le Grand Siècle, celui de Louis XIII et Louis XIV ! sera une période de calme et le monastère à son apogée.

La Chartreuse : d’après certains historiens, cette peinture du dix septième siècle ne serait qu’un plan de travaux projetés. Des bâtiments n’ont peut-être jamais été construits, seuls des sondages archéologiques rigoureux pourraient dissiper le doute.

Sept cent soixante quatorze documents ont traversées les siècles, les guerres, la révolution : ils sont conservées aux archives départementales de la ville de Gap.
Le cartulaire de Durbon en représente à lui seul 250. Le chanoine Paul Guillaume les publie en 1893 et il écrit qu’en réalité il s’agit de 315 actes ou numéros de l’an 1116, à l’an 1216.
Sa rédaction est en latin et en dans une moindre mesure dans la langue vernaculaire de l’époque.
Recueil d’actes de ventes, de donations, de privilèges concédés par les autorités religieuses ou féodales, il contient de précieux renseignements sur la topographie locale, les poids et mesures les usages locaux, les institution, les personnes et les biens.
Les autres documents ne sont probablement pas encore tous exploités…
La bibliothèque de la chartreuse était riche de mille deux cent volumes, plusieurs inventaires en ont été fait à différentes époques mais il est bien difficile de s’y retrouver !
De nombreux tableaux décoraient le monastères, l’un deux, chartreux dans une grotte est conservé en l’église de Serres, deux autres : l’assomption de la vierge, peint par Philippe de Champaigne en 1671, et la vierge à l’enfant endormi de Fancesco Trévisiani, sont classés monuments historiques et visibles en l’église de Saint Julien.

l’Assomption de la vierge, Philippe de Champeigne, 1671

1789
Date fatidique.
Par les décrets du 11 août et du 2 novembre, l’assemblée constituante supprime les dîmes et nationalise les biens de l’église.
A Durbon, il reste quinze ermites : onze pères, les frères sont quatre, deux convers* et deux donnés*, et il faut y ajouter quatre domestiques.
Tous connaissent les événements qui viennent de se produire et savent qu’ils vont profondément bouleverser leur existence , néanmoins leur vie monastique continue cahin-caha jusqu’au printemps de l’année suivante.
Mai 1790, le maire et quelques conseillers municipaux de la toute nouvelle municipalité de Saint Julien se présentent pour réaliser un inventaire des biens de la communauté et pour obtenir une déclaration des religieux en vue de leur départ.
Sombre jour !
Déstabilisés, la mort dans l’âme, les premiers moines quittent les lieux fin juillet, les autres vont suivre rapidement, le dernier, le prieur, don Bonaventure Eymin, sera expulsé le dix mai 1791.
Le monastère désormais vide d’occupants va vivre ses pires instants.
Après sept siècles d’hégémonie, l’heure de la revanche arrive et la population locale s’en donne à cœur joie en se livrant à un pillage en règle ! Tout est dévalisé  : livres, meubles, tentures, candélabres !
Pour finir la curée, en juillet 1792 vient la vente aux enchère qui va s’étaler sur quatre jours, parquets, lambris, boiseries, portes, fenêtres et charpentes disparaissent.
Une purge mortelle pour la chartreuse puisque les bâtiments dépourvus de couverture vont être livrés aux éléments.
Enfin à fin de parachever le démantèlement, c’est le tour des terres,qui sont vendues au plus offrant et dispersées entre de multiples acheteurs.
Les forêts deviennent biens nationaux.
L’ensemble du monastère à l’intérieur de son enceinte, est vendu au citoyen Étienne Lachau le 19 frimaire de l’an IV, 10 décembre 1795.

Les révolutions sont destructrices…

La fin tragique de la chartreuse laisse un goût amer.
Les moines de Bouriane, modèles de foi chrétienne, fers de lance de l’économie locale, ne méritaient pas pareille descente aux enfers.
Leur souvenir sera éternellement lié à la vallée.

                                      Dessin, deuxième moitié du dix neuvième siècle montrant la ruine du monastère

(*)

L’ordre des chartreux est un ordre religieux contemplatif.
(1)Les pères, tous prêtres, dorment, mangent, travaillent, prient seuls dans le silence de leur cellule.
Ils se regroupent pour des offices chantés, environ toutes les deux heures le jour plus matines et laudes en milieu de nuit. Le dimanche le repas et une promenade hebdomadaire sont communes. Ils portent une robe de drap blanc serrée par une ceinture de cuir et un scapulaire avec capuche de même drap, la cuculle.
(2)Les frères, tous laïcs, sont chargés des tâches manuelles, ils sont de deux catégories :
Les frères convers qui ont un engagement monastique et assistent à tous les offices religieux de la communauté, ils portent tous la barbe.
Les frères donnés eux n’ont pas fait de vœux et sont moins astreints aux jeune et aux levers de nuit.
(3)Le prieur est l’autorité supérieure…après dieu . Le vicaire son conseiller le remplace lorsqu’il s’absente.
Le procureur est chargé des finances et de la gestion des frères et des domestiques.

Globe crucifère symbole de Chartreux

 

 

Bibliographie :

Le cartulaire de Durbon, Joseph Roman, 189 ?
Chartes de Durbon, abbé Paul Guillaume, 1893.
Monastères de Durbon et de Bertaux, M. Charronnet.
L’ordre des chartreux dans le diocèse de Gap, Pierre Jacques Leseigneur, éditeur.
Analecta Cartusiana, Salzburg, autriche, 2004.
De Bure à Chaudun en passant par Rabou, Francis Escalle, édition Louis Jean, 1992.

 

Retour à la vallée du grand Buëch.
Belle rivière, mais ô combien différent de ce qu’elle a été !
Depuis le moyen âge, la rebelle, libre et sauvage a été assagie, endiguée, domptée afin de préserver les villages et les cultures ; son cours en tresses si caractéristique subsiste, mais avec une emprise considérablement réduite au cours des siècles.
La nouvelle donne climatique elle aussi calme ses ardeurs. Les hivers plus doux, peu enneigés n’engendrent plus les énormes avalanches et névés qui garnissaient jusqu’au milieu de l’été, les combes et ravins du versant ouest Dévoluy, la régulation bénéfique qu’ils apportaient jusqu’au cœur de l’été, fait maintenant cruellement défaut au Buëch naissant.
Comme partout dans le sud, les jours arrosés sont moins nombreux et surtout moins généreux ; malgré quelque rares épisodes pluvieux intenses et générateurs de crues spectaculaires les déficit hydriques se creusent, s’accumulent et conduisent l’été, à de longs étiages dévastateur pour la faune piscicole.
Les belles farios de souche se raréfient, et ont été remplacées… le temps des lâchers, par les truite arc en ciel d’élevage, avec lesquelles parfois elles s’hybrident.
Les populations de blageons, de chevaines, de vandoises et de barbeaux qui étaient si nombreuses il y a quelques dizaines d’années, sont en constante diminution.
En conséquence, exit les martins pêcheurs,loutres et écrevisses qui peuplaient la rivière ; Une bonne nouvelle cependant, le castor semble revenir en aval.
La qualité de l’eau, quand à elle semble correcte à part les plus bas de l’été qui souffrent des nitrates et se garnissent d’algues vertes ou brunes !

 

Le rif d’Agnielles*(1), dernier affluent qui nous intéresse se trouve neuf kilomètres en aval de Saint Julien, vif et capricieux il provient lui aussi de la montagne de Durbonas, mais cette fois sur le versant sud est.
Dans son dernier élan, il galope de cascades en vasques sur un peu plus d’un kilomètre dans les gorges encaissées qu’il a creusé et qui sont sont le paradis des spéléologues locaux.
Une des grottes a une histoire particulière et s’appelle :

 

                                                                              La tyrolienne

 

 

Vous allez penser : quel drôle de nom pour une grotte de la vallée d’Agnielles !?
Je vais vous expliquer :
Quand nous l’avons découvert en mai 1970, et oui, je faisais partie des inventeurs, le torrent en forte crue était dangereux !
Pour le franchir en toute sécurité et sans nous mouiller les pieds nous avons installé une corde tendu entre deux arbres : une tyrolienne.
La grotte a prit ce nom là.
L’année d’avant, l’un d’entre nous, lors d’une prospection sur l’autre versant, avait remarqué un bouquet d’arbres à flanc de falaise semblant masquer la noirceur d’une entrée de caverne.
Le site est bien défendu, après le torrent vient la remontée d’une pente raide de courtes barres calcaires garnies de buis centenaires, il faut-être un peu sanglier pour s’y déplacer… puis dernier obstacle, et pas le moindre, une strate tithonique*(2), de six mètres verticale et lisse. Le meilleur grimpeur d’entre nous, après quelques essais infructueux, fini par en triompher et atteinte radieux la vire facile qui conduit à l’entrée.Pour les trois autres, c’est beaucoup plus facile, une corde ancrée sur un petit pin
enchâssé dans le roc, et quelques mètres de tire bras suffisent pour surmonter facilement l’obstacle.
Sur une plate forme pentue garnie de chênes et de buis s’ouvre le porche imposant de la caverne ; la porte du mystère !

                                                                                           topographie grotte de la Tyrolienne, 1971, (spéléo club Voconcien de Serres)

L’entrée est large et lumineuse, le sol sableux et plat ; un couloir de même dimensions s’enfonce plus avant.
L’excitation est à son comble mais est vite tempéré, au bout de quarante cinq mètres de galerie, le plafond rocheux rejoint le sol.
C’est déjà la fin… !
Nous furetons de-ci de-là, éclairons les recoins obscurs, nous devons nous rendre à l’évidence la grotte s’arrête là par un bouchon d’alluvions sableuses.
Incroyable… !
Déçus, nous regagnons l’entrée.
Les rayons de soleil obliques de ce milieu d’après-midi offrent un éclairage rasant à son plancher terreux garni de feuilles sèches et de brindilles, près de la paroi , un objet noirci attire notre attention : un tesson de poterie !
Nous grattons superficiellement tout autour… un autre ! Puis encore d’autres… Très vite nous comprenons que la découverte est sérieuse…Il y a bien longtemps, à une époque indéterminée, d’autres hommes ont foulé ce sol et vécu en ce lieu…
Quelle émotion !
Leur présence nous frôle et nous envoûte…

Le moment de surprise passé, malgré l’envie tenace d’en savoir plus, nous décidons d’un commun accord, de renoncer à entreprendre un sondage plus approfondi de peur de dégrader le gisement.
Retour dans la vallée.
Vu d’en bas, l’abri est vraiment un site de vie parfait, dominant, inaccessible sans équipement, une véritable aire d’aigles.
Une question nous obsède, comment les occupants pouvait-ils accéder au site… à l’aide d’échelles primitives… par un cheminement maintenant éboulé… par un accès supérieur… ?
Pas de réponse satisfaisante !

Un an plus tard.
Nous nous sommes renseignés et avons confié notre découverte à un éminent spécialiste : Jean Hulysse de la société d’études des Hautes Alpes, chapeauté par la Direction des antiquités de Provence .
Les premières fouilles sont entreprises et bien naturellement nous y avons été conviés et nous avons quelques fois participé.
Le gisement s’est avéré très riche et ancien :

 La grotte a servi longtemps d’habitat à l’homme et en simplifiant on peut considérer qu’il y a eu deux périodes d’occupation :
Le premier temps semble caractériser une civilisation de type Chasséen*(3).
Il s’agit de la période moyenne du Néolithique*(4) (ou âge de la pierre polie).
Elle correspond à une période de – 2500 ans avant Jésus Christ.
Le second temps d’occupation semble se situer à l’âge du fer, dans l’Hallstatt.*(5),  période protohistorique*(6)  – 650 ans avant Jésus Christ.
Entre ses deux phases d’occupation la stratigraphie ne permet pas d’affirmer un habitat même temporaire.

La qualité du matériel archéologique recueilli autour des foyers est riche d’enseignement.
Les poteries sont :

 grossières et modelées à la main. Ces jarres ou pots sont caractérisés par des éléments de suspension percés verticalement et où l’on plaçait une cordelette.
On a aussi des coupelles à offrandes ou cassolettes à parfum caractéristiques de cette civilisation  (Chasséen)

Le matériel lithique*(7) est lui aussi abondant, 150 éléments, des faucilles, pointes de flèches, couteaux, pointes de lances, racloirs, perçoirs, pour la majorité en silex.
Il a été découvert aussi une navette et un contre poids de métier à tisser, ce qui prouve que ces peuplades étaient vêtus de vêtements tissés.

Pour ce qui est de leur habitudes de vie, quelques éléments :

Les hommes de cette époque aimaient à se parer de pendentifs faits en particulier avec des coquillages ou des perles. A Agnielle, on trouve un très beau pendentif en serpentine au niveau inférieur et des perles d’ambre au niveau supérieur. Ces dernières venues de la baltique, indiquent des échanges importants bien qu’indirects entre les autochtones et les populations du nord et du nord est de l’Europe.
On peut aussi, grâce aux ossements découverts, retrouver les conditions de nutrition de ces habitants.Si la chasse restait importante,(bois de cerf et cheval), ils pratiquaient déjà l’élevage soit de porcs, soit d’ovicaprinés (chèvres et moutons). Ces animaux étaient tués et mangés jeunes. Ces données sont retrouvées grâce aux dents et aux os longs de structure particulière chez les animaux jeunes.
Extraits du rapport de fouille, Jean Hulysse, année 1972.

                                                                                                                                  Gorges du val d’Agnielles

Ces deux époques : Chasséen et hallstatt, sont à la charnières de la préhistoire et de l’histoire.
La première est caractérisée par l’essor spectaculaire du peuplement, les progrès de l’agriculture et de l’élevage , et la seconde par la maîtrise du minerais de fer et la révolution technique et culturelle qui en découle.
Les occupants de la Tyrolienne n’étaient pas esseulés. D’autres sites existent en Bochaine, dont un (1 km, à vol d’oiseau) à la sortie des gorges du rif : la grotte de l’ours, et un abri sous roche, halte de chasse, proche de Lus la croix haute : l’abri des Corréardes (13 kms, a.v.o.). Les deux ont été fouillées et les époques d’habitation sont identiques. Enfin un troisième lieu, cette fois dans la Drôme, à la limite des Hautes Alpes : la tune de Varaime, (15 kms, a.v.o.) abrite des gravures naïves d’art schématique linéaire, et a été elle aussi fréquentée à plusieurs époques, néolithique, âges du bronze et du fer, puis a servi ensuite de bergerie naturelle jusqu’au moyen âge.
Les hommes et femmes, occupant ces sites au cours des quatre millénaires du néolithique, sont les premiers acteurs connus de la colonisation du Bochaine .
Des pareils à nous même, à la vie courte et aux besoins essentiels : s’abriter, se nourrir, se protéger des bêtes sauvages et des agressions humaines.
Chasse et pêche comptaient encore beaucoup dans leur alimentation.
Ils vénéraient les composantes de la nature, les arbres, les sources, le ciel, les animaux mais ils s’en éloignent petit à petit en les domestiquant et en s’inventant de nouveaux dieux indépendants des forces naturelles.
Leur population devait-être faible, et leur degré de civilisation beaucoup plus avancé qu’on ne le pense…Cette dernière supposition s’appuyant sur l’histoire extraordinaire mais bien réelle d’Otzi*(8) ce néolithique retrouvé momifié dans un glacier des Alpes du Tyrol ; de nombreuse surprises concernant son équipement, son habillement, ses armes, son âge, son état de santé ont stupéfait les préhistoriens et ont remis en question les connaissances précédemment acquises.
Les clans de la vallée du Buëch étaient très probablement de même niveau.

peu après la fin du néolithique viennent d’Eurasie des invasions pré-celtiques et Celtiques. Un brassage, métissage s’en suit.
Ces nouvelles générations sont celles de la métallurgie naissante ; le cuivre, le bronze puis le fer font des outils plus efficaces qui profitent à l’agriculture et hélas aussi aux guerres fratricides !
La culture de l’escourgeon, et de l’amidonnier*(9), s’intensifie, produit une nourriture plus nutritive et abondante qui favorise une nouvelle croissance démographique des peuplades.
Les siècles qui suivent voient se réaliser la fusion de nombreux peuples et ethnies : la naissance du peuple Gaulois qui restera sous influence romaine pendant près de cinq siècles.
Régionalement une entité culturelle et économique, entre Isère et Durance est occupée par le peuple Voconces*,(10), nos ancêtres préalpins.
Certains d’eux, les derniers de l’âge du fer, ont probablement encore vécu dans la grotte de la Tylolienne.

Depuis ces temps reculés, la vallée du rif d’Agnielles est restée dans son état originel : gorges, falaises, torrent, buis, pins hauts perchés, fond un paysage intemporel, où il ne manque à l’appel qu’une famille de néolithiques affairée à ses occupations…
Le regard obscur de la Tyrolienne continue de surveiller inlassablement son univers de calcaire et d’eau vive, après l’agitation des années 70, elle a retrouvé son silence et son isolement ; par son emplacement exceptionnel, la quantité et la diversité de son gisement, elle occupe une place incontournable dans la préhistoire du département alpin.
Seules les grottes de Sigottier*(11), fouillées par David Martin*(12) en 1890, ont le privilège d’avoir abrité un habitat plus anciens, à l’époque Solutréenne*(13), 10 ou 15000 ans plus tôt.

 

Le grand Buëch coule nord-ouest, sud-est.
Peu après le débouché du rif d’Agnielles, la rivière serpente pour franchir une cluse garnie de falaises ocres trouées de baumes*(14).
Après ce dernier rétrécissement de la vallée, arrive le pont la Dame, la porte de sortie du Bochaine. ( même si administrativement la région s’arrête huit kilomètres en aval, au village d’Aspremont).
Au sud, la vallée s’ouvre et s’éclaire, chênes pubescents, pins, genévriers cohabitent dans un joyeux désordre, lavandes et genets embaument et garnissent les collines, annonçant l’imminence des Baronnies provençales.

Depuis la réalisation de la ligne de chemin de fer Grenoble, Veynes,en 1878, l’épée de Damoclès du progrès a miraculeusement épargné la région. La dernière menace, pas si lointaine, concerne l’interminable polémique au sujet de la construction d’une autoroute devant traverser la vallée mais qui par bonheur semble avoir changé de tracé ou avoir tout simplement été repoussée aux calendes grecques !
Un nouveau péril, encore plus dévastateur d’environnement, annonce de mauvais jours en Bochaine…
Le petit hameau de Montama sur les hauteurs de St Julien a retenu l’attention de Boralex une société canadienne spécialiste des énergies renouvelables.
L’étude d’un parc éolien de six ou huit machines est en cours avec tout ce qu’il comporte, déboisement, implantation des pylônes ancrés sur des socles de béton de 1500 tonnes, voies d’accès suffisamment larges pour d’acheminer des convois de grande longueur, tranchées pour les lignes électriques, postes de transformation, bref une calamité dont ce passerai très bien la vallée…
Le projet divise la population qui redoute les nuisances inévitables de ces géantes d’acier de 135 mètres, qui vont ravager a faune, la flore, empoisonner la vie des autochtones et déclencher l’ire des passionnés de nature.
L’omniprésence de ces ronflantes machines, visibles de toutes part et même depuis le sommet du Ventoux , soixante kilomètres plus au sud, sera à n’en pas douter une souillure indélébile du paysage.
L’avenir de la région s’assombrit d’autant plus que d’autres sites de construction sont prévus dans les communes limitrophes ( Montbrand, la haute Beaume ) et aussi plus au sud, dans les Baronnies, destinant la vallée du Buëch à devenir le plus important territoire producteur éolien de la région !

                                                             Projet de parc éolien du haut Buëch…

C’est sur cette perspective affligeante que se termine Histoires du Bochaine.
Les personnages des quatre épisodes, le montagnard Henri Ferrand, le père Imbert de Vaunières, les Chartreux de Bouriane, les Néolithiques de la Tyrolienne s’agitent dans leur passé en découvrant la destinée funeste que l’on réserve au beau pays qu’ils aimaient !
Pour le moment rien n’est décidé, le projet mijote dans le chaudron glauque du pouvoir… l’opposition s’organise*(15)…l’incertitude s’installe…
La raison l’emportera-t-elle sur le profit ?
Rien n’est moins sûr !

(*)

(1)- Agnielles : petit hameau qui a subi lui aussi l’exode de ses habitants en 1933 et mériterait à lui seul un nouveau chapitre de l’histoire du Bochaine.
(2)- Tithonique : étage stratigraphique du calcaire.
(3)- Chasséen : néolithique moyen.
(4)- Néolithique : période de la préhistoire, de – 6000 à – 2000 avant JC.
(5)- Hallstatt : âge du fer, de -800 à – 50
(6)- protohistoire : période comprise entre préhistoire et histoire.
(7)- lithique : industrie préhistorique de la pierre.
(8)- Otzi : l’homme des glaces, momie de 5300 ans retrouvée en 1991 sur la frontière entre l’Italie et l’Autriche, massif de l’Ötztal, près du col de Similaun.
(9)- Escourgeon et amidonnier : orge et blé ancien à faible rendement.
(10)- Voconces : peuple gaulois des pré-alpes.
(11)- Sigottier : petite localité du Buëch, 20 kms au sud du Bochaine.
(12)- David Martin : 1824/1918, professeur, archéologue, botaniste, fondateur et premier conservateur du musée départemental de Gap.
(13)- Solutéen : période préhistorique, de -15000 à -22000 caractérisée par l’extraordinaire finesse de la taille du silex.
(14)- Baumes : grottes
(15)-Haut Buëch nature : http://hautbuechnature.blogspot.fr/

Bibliographie : rapport de fouille, Jean Hulysse, société d’étude des Hautes Alpes,1972 et spéléo club Voconcien de Serres.
Otzi la momie des glaces, Françoise Rey, édition Glénat 1994.

septembre/octobre 2017

Tête de bois

Je suis né d’une maladresse d’oiseau et de l’abondante bénédiction d’un printemps pluvieux.
la pente accueillit ma graine à la fonte des derniers névés.
Pénétrer son substrat rudimentaire ne fut pas une mince affaire ! mais la terre mère eut le dernier mot et me donna la vie.
Une toute petite vie ! presque miraculeuse ! si fragile ! vulnérable à la pierre qui roule, au soleil brûlant, à la dent acérée du chamois !
Résister chaque jour pour voir le suivant telle fut ma devise.
Et ça marchait … le vert tendre de mon jeune plan se mit à garnir la caillasse, tandis que dans le secret du sous sol, l’autre partie de moi-même affirmait ses positions.
Comme souvent dans les Alpes du sud l’été arriva brusquement et sans préavis.
Ce fut le début d’une autre épreuve, la quête de l’eau !
Il me fallut apprendre à chercher l’humidité résiduelle sous la pierraille et à profiter des rares perles de rosée matinale …
Une manne providentielle arriva en août.
Un gros orage suivi de quelques heures de pluie s’épancha sur le massif et apporta un renouveau éphémère mais salutaire pour toute la flore d’altitude.
Cette eau tant espérée depuis des semaines me fournit la capacité d’un nouvel élan de croissance.
La douceur de l’arrière saison fut un enchantement jusqu’à la mi-octobre.
Alors que sur l’autre versant, le patchwork des feuillus s’estompait, la limpidité de l’atmosphère céda la place à un timide voile puis aux nuées et enfin à la pluie bienfaitrice.
Il y eut une première gelée, et les sommets blanchirent.
Ce fut comme un signal, celui du repos végétatif . Je refoulai toute ma sève au fin fond de mes radicelles, préparai l’antigel pour mes aiguilles, et ralentis mon métabolisme à un minimum vital.
J’étais fin prêt pour affronter mon premier hiver.

                                                                                         Pignée de l’ongle en hiver

Six longs mois de glace et de poudreuse, où il fallut pour la première fois courber l’échine dans l’ombre et la froidure.
Six mois de solitude, d’incertitude et d’angoisse !
Six mois avec dans ma  »Tête de bois » cette même obsession d’air pur, de ciel bleu, de douceur et de lumière…
Avril.
L’hiver cède le pas.
Seuls les couloirs restent enneigés, le soleil réchauffe l’ adret.
Quelques brins de verdure et les premiers boutons dorés des potentilles se lancent en éclaireurs.
Libéré du poids de la neige, je me redresse peu à peu sous les rayons salvateurs.
Enfin, la vie me semble moins difficile…
J’occupe la partie supérieure de la zone de combat, il s’agit là d’un élément particulier de l’étagement de la végétation suivant l’altitude, il n’y a rien de militaire dans cette appellation.
C’est dans cet intervalle irrégulier entre forêt et Alpe, que se focalisent tous les extrêmes et tous les dangers : écarts de températures, lumière intense, tempêtes, sécheresse, ravinement, foudre, avalanches !
Face à cette coalition âpre et continue les arbres, presque toujours, des résineux, endurent de nombreux maux dès leur plus jeune âge et par conséquent ont une croissance lente et irrégulière suivant la rudesse des saisons.
Certains vivent peu, d’autres comme moi même, profitant d’une situation privilégiée, et d’un caractère bien trempé résistent beaucoup plus longtemps et deviennent des aïeux vénérés.
Je surplombe  » la Pignée de l’Ongle », une forêt d’un seul tenant et d’une seule et même essence.
Après les glaces, en compagnie du bouleau et quelquefois du pin sylvestre, mes ancêtres ont peu à peu recouvert le paysage montagnard, puis transformé la toundra primitive des vallées alpines en épaisses ripisylves.
Dans la foulée, aux périodes Boréale et Atlantique, ce fut au tour des feuillus de recouvrir la France et l’Europe d’une gigantesque couverture sylvicole.
Tout au long de cette ère post glaciaire, les  » Marche-debout  », groupés en peuplades de chasseurs cueilleurs ont vécu sous le couvert en vénérant la nature généreuse qui les nourrissait.
Ils n’ont eu aucun impact sur leur environnement.
Cette époque idyllique, osmose hommes forêt, va perdurer quinze millénaires et céder que très lentement la place aux civilisations agropastorales qui s’installent.
Dés lors, de nombreuses générations d’agriculteurs et d’éleveurs commencent à soustraire leur terres aux futaies, sans pour cela mettre à mal l’immensité de la forêt originelle.
Au moyen âge, la hache et le feu n’en sont toujours pas venu à bout ! :

Au 7ème siècle, la France de Dagobert compte des zones marécageuses immenses.L’essentiel de l’Auvergne, de la Brie, de l’Alsace et de la Lorraine, est méconnu, ici laissé dans un état quasi sauvage et là dominé par la forêt à peine pénétrée. Tout le monde admet l’existence d’une énorme forêt primitive, qui couvrait à peu près tout le sol, peuplée d’animaux et d’hommes sauvages.
( Bouvier Ajam Maurice), Éditions Tallandier 2000

L’apogée forestière touche à sa fin, entre les dixième et treizième siècles, la période des grands défrichements.
On brûle, on abat, on essarte, on essouche à outrance. Des dizaines de milliers d’hectares se transforment en terres agricoles.
Plus tard c’est à la construction navale puis à la révolution industrielle que les forêts françaises payent un lourd tribut.
Pour la première fois, elles périclitent dangereusement.

                                                             arrête des Beaumes et peuplement épars de pins à crochets

Dans les Alpes du Sud aux dix huitième et dix neuvième siècle un autre problème touche de plein fouet les massifs forestiers.
Les campagnes sont surpeuplées à la fois d’hommes et d’animaux domestiques. Depuis des décennies les dents de milliers de moutons et chèvres épuisent les pentes ; les versants sont décharnés et ravinés, les torrents creusent et emportent les terres mises à nus ; les forêts disparaissent les unes après les autres, le paysage devient pitoyable !
Les autorités administratives s’en émeuvent et réagissent par une lois de l’an X qui régente et interdit l’élevage des caprinés.
Cette situation intenables s’assouplit rapidement avec de nombreuses dérogations ; ce sont les eaux et forêt, préfectures et mairies qui fixent par quota le nombre d’animaux autorisés.
Le mal est fait !
Pour un temps le paysan sera l’adversaire du forestier.
Il faudra attendre une cinquantaine années pour voir l’état reboiser et transformer les espaces pastoraux par de nouvelles plantations dont certaines sont devenues maintenant le fleuron de la forêt française.
Haut perché, je suis la sentinelle de la forêt ancienne qui m’a engendré.
Par ancienne, il faut savoir que ce sanctuaire forestier figure déjà sur les magnifiques cartes illustrées des géographes italiens Cassini, dans la seconde partie du dix huitième siècle.
Depuis cette époque le site en raison de son éloignement et de sa difficulté d’accès est inchangé et peu fréquenté.
Il a appartenu tour à tour aux seigneurs du moyen âge, ensuite par donation aux moniales de notre Dame d’Aurouze, puis aux Chartreux de Durbon, et enfin à l’administration forestière naissante peu à près la révolution française.
De très vieux arbres parsèment le bois ; Certains de ces patriarches sont contemporains des rois Louis (les Bourbons de France), c’est vous dire leur âge ! De sacré gaillards tout en muscles et en aiguilles que les esprits des arbres protègent et informent des grands événements et des nombreuses vicissitudes du monde.
Maintenant que vous connaissez mon histoire, permettez moi de me présenter :
Je suis  » Pinus Uncinata Ramond  » en l’honneur du pyrénéiste Louis Ramond de Carbonnières qui m’a donné mes lettres de noblesse ; mon appellation la plus courante est pin à crochets ou quelquefois pin de Briançon.
Je ne suis ni le plus vieux, ni le plus grand, ni le plus beau, mais j’ai de l’allure … une dignité d’Hermite que nul autre ne me dispute.
J’aime la lumière et l’air vivifiant des cimes et mon plus grand plaisir est d’accueillir les oiseaux de l’Alpe.
Un des plus assidu est le casse noix moucheté que je surnomme  » la vigie  » pour la bonne raison qu’il est le premier à donner l’alerte en cas de danger, il voit et entend tout avant les autres, un vrai concierge !
Les becs croisés costume jaune vert de gris pour les femelles et rouge brique pour les mâles, ne sont pas en reste pour décortiquer mes cônes et se régaler de mes graines, aillées elles aussi.
Les mignonnes mésanges de plusieurs couleurs, maquillées de frais ou coiffées à la mode, ne donnent pas leur part au chat !
Quelquefois un merle à plastron, une grive daine, ou bien les très sociables mais rares venturons montagnards glanant leur part du festin.
J’adore aussi, quand haut dans le ciel, le tourbillon de plumes dissipé et bavard des craves et des chocards dure des heures.
J’envie la légèreté et la liberté de leurs vols d’autant plus que moi je ne peux pas sortir mes longues racines de leurs trous!

                                                             casse noix moucheté

La raideur de la pente et mon isolement me préserve de la tronçonneuse, mais ce n’est pas le cas pour toute la grande famille des conifères.
Certains finissent en planches, ou en charpente, d’autres en bois du chauffage ou en pâte à papier, mais il y a pire encore !
Une menace plus grave plane sur tout les massifs.
Un véritable délire anti nature !
Un réseau d’une quinzaine d’usines à biomasse capables d’engloutir des forêts entières est en projet sur le sol français ; à elle seule celle de Gardanne, (sud est, département des bouches du Rhône) bientôt en l’état de fonctionner, sera capable de brûler huit cent cinquante milles tonnes de bois par an, soit deux milles trois cent tonnes par jour, quatre vingts camions remplis à ras bord de mes congénères !
Comme le bois français ne suffira pas il est prévu d’en importer des pleins cargos en provenance du Brésil !
Les  »Marche-debout » ont perdu la raison :

Quand l’homme ne tue pas l’homme, il tue ce qu’il peut, c’est-à-dire ce qui l’entoure. L’homme sort de son cadre, veut prendre la place des forêts et des animaux, souille les rivières, pollue l’air, se multiplie sans raison, se bâtit un enfer et s’étonne ensuite naïvement de n’y pouvoir vivre.
Aujourd’hui et demain Cent poèmes pour l’écologie, ( René Fallet ) le cherche midi 1991

Comme la plupart des conifères, je suis monoïque, c’est à dire que je porte en même temps des organes mâles et des organes femelles, mes graines sont stockées dans mes cônes et ne sont fécondes que lorsque j’atteins l’âge de douze ans, c’est le vent d’hiver qui se charge de leur distribution.
Il m’arrive d’échanger des pollens avec mon cousin Sylvestre, dans ce cas là je prends le nom de pin Bouget, du nom du botaniste qui a découvert ce croisement.
Malgré ce processus de reproduction complexe je suis très prolifique et contribue à mon humble mesure à l’expansion régulière de la forêt française depuis plusieurs décennies… Pourvu que ça dure !

                                                                                        cônes de pin à crochets

Mon souvenir le plus dramatique n’est pas très lointain et remonte à cette sombre fin de journée de décembre où une tempête inhabituelle déferla sur tout le massif.
Jamais, de mémoire d’arbre les éléments n’avait frappé la montagne avec autant de sauvagerie et de détermination.
L’orchestre fou du vent, accompagné du roulement des pierres et du claquement sec du bois qui se rompt joua sa funèbre symphonie une grande partie de la nuit.
Accroché à mon socle de calcaire, je fis front avec courage mais fut déstabilisé jusque dans mes fondations ; il me fallut de nombreuses années pour me remettre complètement de ce cauchemar et pour colmater les cicatrices béantes de mes branches perdues.
Plus tard je sus que notre région avait été frappé par la marge d’une énorme perturbation que les  »Marche-debout » avaient appelé  »Lothard ».
Cette nuit là et dans une grande partie de la France et de l’Europe, des forêts entières furent dévastées irrémédiablement.
L’heure des grands bouleversements climatiques était-elle arrivée ?
Je deviendrai sans doute très vieux si les elfes, dryades et sylvanus continuent à m’épargner des fulgurances du ciel et des chutes de pierres.
Peut-être trois siècles , voire plus…qui sait !
Á propos, en ce qui concerne la longévité des conifères : savez-vous qu’un genévrier thurifère de la haute vallée de la Durance, nommé  »L’Éléphante », dépasse les quatorze siècles et que certains bonsaïs résineux des falaises du sud des Alpes arrivent allègrement au millénaire !
Il paraît même que là bas, de l’autre côté du monde, la Californie abrite des séquoias géants… de 3500 ans !

                                                                                           la Pignée de l’ongle sous le sommet de Praz Arnaud

Mon âge vénérable me permet d’envisager ma fin avec sérénité ; je sais qu’un jour, après une sécheresse un peu plus longue ou un froid un peu plus vif, je virerai lentement du vert au brun puis perdrai mes aiguilles, deviendrai gris… et mourrai… debout, solitaire jusque dans l’au-delà.
De longues années encore mon squelette subsistera, pétrifié par la résine, le corps offert aux xylophages, et au pic noir a leur recherche.
Miné, desséché, je finirai par tomber au sol, pour être enfin débité et transporté vers les dômes arrondis des fourmis rousses…

Rien ne se perd, rien ne se créé tout se transforme  (Antoine Lavoisier)

Quitter ce monde ne me sera pas difficile…Je ne suis pas éternel, d’autres prendront la place !
Nous, les conifères obstinés de l’altitude, pins Sylvestres, Mugos, Cembros, Mélèzes, ferons probablement parti des derniers à disparaître lors de l’ultime cataclysme !
Ce jour venu, un désert brûlant ou glacé, ou les deux à la fois, ( le scénario est incertain et inachevé ), s’installera comme dans la majorité des planètes du système solaire et la terre ne sera plus vivable.
Les  »Marche-debout » voient leur futur s’assombrir crescendo.
Malgré les pantomimes alarmantes et stériles de leurs sommets internationaux, ils se sentent au fond d’eux mêmes bien incapables de guérir la planète terre de leurs dégâts !
Dépassés par leur progrès, pas très fiers de l’état des lieux du monde qu’ils ont construit, ils s’aperçoivent candidement mais un peu tard, quils ne sont plus les maîtres de leur avenir et qu’un réveil des consciences est indispensable à leur pérennité !
En désespoir de cause, certains d’entre eux, utopistes, ou visionnaires, entrevoient leur salut dans l’espace et prospectent l’immensité de l’univers galactique, dans l’espoir d’ y trouver une exoplanète,  »planche de salut » pour la survie de leur espèce…
C’est dire leur peu d’espérance pour le futur de leurs prochains !
Voilà mes souvenirs, pensées, et rêveries de vieux pin à crochets.
Pour me rencontrer, remontez ma pinède intacte et mystérieuse, vous ne pouvez pas vous tromper, je suis le dernier la haut vers les nuages…
Si vous croyez en l’âme des arbres, ma  »Tête de bois » vous clignera de l’oeil en signe de complicité et de bienvenue…

                               Bochaine, pin à crochets séculaire, plus de 300 ans

 

 

Pins de montagnes

Arbres de vie,
pleins d’harmonie,
toujours verts
même en hiver.

Pins Mugo,
les courtauds,
pins Cembro,
pour les pots.*

Pins Sylvestre,
bois alpestres,
pins à crochets,
les plus secrets.

Pins de futaies,
pins de sommets,
pins éternels,
près du ciel.

Pins mal aimés,
peu appréciés,
pins de peu,
pleins de noeuds.

Essence universelle,
l’arbre de Cybèle,**
conifères amis
à tous longue vie.

* boites à sel sculptées du Queyras.
** la grande mère des dieux, déesse du proche orient ancien,
qui personnifie la puisance de la nature.

 

Aout/septembre 2016

                                                                         pin Sylvestre et sommets ouest du Dévoluy

 

Le cairn

La montagne qui porte cet édifice est née d’un océan nommé Théthys et de la rencontre des plaque africaines et eurasiennes il y a trente ou quarante millions d’années ! Ces Alpes naissantes, puisqu’il s’agit d’elles, connaissent pendant la longue période géologique du Paléogéne des fluctuations  climatiques  très complexes, passant successivement et à plusieurs reprises du froid polaire à la chaleur tropicale jusqu’à environ moins un million d’années. Enfin à l’ére quaternaire le froid s’installe de nouveau mais pour des périodes plus courtes ; les paysages d’inlandsis piquetés de sommet acérés réapparaissent, les glaciers interminables finissent de labourer les vallées…
A la fin de Würm, le quatrième et dernier épisode glaciaire, il y a dix ou douze mille ans, le paysage est méconnaissable, d’immenses moraines ont été abandonnées, de nombreux lacs parsèment les vallées, les versants se sont creusés, les sommets érodés, le décor reste exclusivement minéral.
Bien avant les hommes les végétaux puis ensuite les animaux ont colonisé les cimes ; ainsi pendant de long millénaires seuls chamois et bouquetins trouvant dans ces lieux un biotope à leur convenance ont été les maîtres de l’altitude… et le sont restés.
Quel fut le premier être humain à arriver au sommet de ce pic :

Un chasseur armé d’un arc ?
Un berger à la recherche de bêtes égarées ?
Un chaman quêtant l’inspiration divine ?
Un proscrit fuyant son peuple ?
Ou alors tout simplement un être plus intrépide et curieux que les autres, qui voulait voir ce qui se trouvait de l’autre côté… ?

Nul ne sait…

Longtemps ces terres abruptes et inconnues ont été redoutées, on y craignait tout les pièges inhérents à la montagne, mais aussi les grands prédateurs en particulier les ours qui fréquentaient les immenses forêts de résineux des premiers contreforts ; de plus des croyances ancestrales plaçaient sur les sommets le repaire de démons malfaisants et rusés !

Qui le premier eut l’idée de marquer sa venue ?
Un simple petit empilement de blocs !
A quelle époque ?

Un autre mystère…

Seule certitude, instinctivement et depuis toujours, les hommes, comme les animaux, ont l’obsession de marquer leur passage, leur présence, leur espace, pour mieux se l’approprier et s’il le faut le défendre !

du côté de Raz le Bec, Dévoluy, vue sur les sommets de l’Oisans

Il fallut attendre quelques dizaines de siècles avant que tombent ces tabous et que l’ Alpe livre toutes ces richesses : les herboristes allèrent y chercher des plantes médicinales, on y exploita les nombreux filons de cuivre de plomb ou de fer, la traque du gibier remonta toujours plus haut, les troupeaux pâturèrent les alpages, les cols furent de plus en plus pratiqués et favorisèrent ainsi les échanges entre vallées…

Le tas de cailloux grossit, chacun reprenant l’idée du pionnier.

Aux dix huitième et dix neuvième siècle vient un changement remarquable des mentalités : après avoir été longtemps redoutée, la montagne devient à la mode. Bourgeois et aristocrates se lancent à la conquête des sommets.
En Oisans les sommets les plus prestigieux tombent sous les assauts des Anglais Whymper et Tuckett, et les Américains Coolidge et Miss Brevoort.
Enfin et après de nombreuses tentatives le jeune Baron Français Boileau de Castelnau guidé par le légendaire Pierre Gaspard de la vallée du Vénéon sauvent l’honneur le 16 aout 1877 en gravissant pour la première fois le très convoité Grand pic de la Meije. Les sommets moins prestigieux eux aussi sont redécouverts à cette époque mais cette fois pour le pur plaisir de la marche et de l’exploration.

Cet engouement inattendu favorise une nouvelle fois la croissance du cairn.

cairn de la tête du Tourneau, vue sur les sommets du Champsaur : Pian, Colle blanche, Chaillol

Un peu plus tard à notre vingtième siècle les citadins avide de grands espace et d’air pur fréquentent de plus en plus le pays d’en haut venant y chercher la liberté de leur pas et une quiétude disparue en ville. Alors que “les conquérants de l’inutile” recherchent les voies les plus difficiles et les ascensions hivernales, la montagne s’humanise pour le plus grand nombre. On y trace de nouveaux sentiers, on en restaure d’autres, les clubs alpins construisent des refuges, la randonnées, y compris à ski se développe et devient bientôt un phénomène de société.

Maintenant il en passe du monde sur ce sommet.

Tous satisfaits d’ajouter une pierre à l’édifice comme le veut la tradition.
Des sportifs filiformes, l’oeil rivé sur leur chronomètre ; certains ne posent même pas le sac, boivent une gorgée de leur poche à eau et vite redescendent obnubilés par leur record !
Des contemplatifs qui font plusieurs fois un tour d’horizon du regard, détaillant l’un après l’autre les sommets familiers.
Il est vrai que le spectacle “en vaut la chandelle” : au sud toute une houle de crêtes qui s’écoule vers la Méditerranée et côté nord, les grands sommets : Pelvoux, Ailefroides, Écrins, piquetés de glaciers  ; ultimes vestiges des colosses du quaternaire !

sommets de l’Oisans : Écrins, Coolidge, Ailefroides

Des bons vivants, jovials et rigolards, les épicuriens des cimes, casse-croûtant  avec saucisson et vin rouge.
Des clubs de randonnée bruyants et bigarrés ; chacun cherchant la convivialité et le sécurité du groupe.
Des inclassables, faisant l’ascension de nuit à la lueur de la pleine lune,d’autres dormant sur le sommet dans un trou de neige!
Les occasionnels, les hommes oiseaux aux énormes sacs, pleins de nylon et de suspentes, eux ne redescendront pas à pied ; si le ciel  leur est favorable ils auront le sommet sous leurs pied et seront compagnons des vautours.
De temps en temps aussi, les cascadeurs des sentiers, protégés et casqués, sur leur drôles de machines, des Vélo Tout Terrains  aux cadre et fourches amorties, et freins à disques carbonés…
Prenez garde, ils déboulent comme des bolides !
Des solitaires, purs et durs, capables de partir au milieu de la nuit pour avoir le privilège d’assister au lever du soleil.
Des couples unis dans l’effort et dans la joie du sommet ; il parait même que pour certains il est arrivé d’y faire des galipettes malgré l’inconfort de la pierraille !
Des anciens, ces marcheurs de toujours qui trouvent que la montagne n’a pas changée mais que eux oui !
En résumé, une communauté toujours plus nombreuse d’arpenteurs de sentiers, de collectionneurs de cimes où chacun est persuadé que le bien être augmente avec l’altitude !

Avec cette affluence le monceau de blocs est devenu pyramide.

Un grand et altier homme de pierre qui égratigne les nuages.
Il attire le regard, silhouette familière et mystique.
C’est un sage contemplatif qui parfois goguenard s’amuse de cette humanité grouillante qui s’agite à ses pieds.
Il sait que plusieurs de ses congénères garnissent les sommets alentour et qu’il n’a pas été le premier ; jadis quantité d’autres ont jalonné steppes et forêts au gré des peuplements, certains comme marquages de territoire, d’autres célébrant des disparus de haut rang ou d’antiques dieux païens.
Fier d’appartenir à cette lignée primitive et universelle le cairn sommital règne  en maître sur son éternité de crêtes, d’alpages et de vallées ; il occupe ses longues journées de solitude en interrogeant le ciel puis confie ses secrets aux grands corbeaux et à l’aigle royal qui ont trouvé dans sa présence un reposoir de choix.
Au coeur le l’hiver, sous la tourmente, sa carapace glacée abrite un campagnol des neiges paisiblement enfoui dans un cocon d’herbe sèche, le seul habitant permanent du pic, un exemple d’adaptation à l’altitude !
Depuis la première ascension, ici, rien n’a changé, si ce n’est beaucoup moins de glace dans le paysage alpin, et plus de brumes de pollution dans la vallée… la rançon du progrès ! De Notre progrès !
Le paysage lui reste immuable… et le temps à l’arrêt !

coté sud, toute une houle de crêtes jusqu’au rivage de la Méditerranée

Natif du roc, de la volonté ou des croyances de ses bâtisseurs, cet énigmatique monument est la mémoire du sommet… Pour le moment il se porte comme un charme, cependant sous son aspect massif, c’est un colosse aux pieds d’argile qui dépend étroitement des visiteurs qui assurent son entretien et sa carrure ; d’ici des centaines ou des milliers d’années il redeviendra peut-être le chaos initial du sommet… et puis on peut imaginer que les montagnes elles aussi ne seront pas éternelles… les archives de la terre nous l’on déjà prouvé plusieurs fois au cours des temps géologiques.
Mais ceci est une autre histoire qui s’écrira bien après nous !

cairn de Clappe et pic de Bure

aout 2015

Au pays des chourums

Vue de l’espace « la planète bleue » est ronde et lisse comme un admirable fruit celeste ; cependant son aspect est trompeur, en y regardant de plus près l’écorce terrestre est très tourmentée, de longues et épaisses boursouflures balafrent tous les continents.
Pour l’Europe la chaîne alpine s’étire de la Méditerranée à l’Autriche d’un seul tenant sur près de 1200 kilomètres.
En marge des grandes Alpes se répartit tout un ensemble de contreforts d’altitude moyenne qui prennent le nom de préalpes ; la partie française en arc de cercle compte une quinzaine de massifs distincts de Nice à la frontière Suisse.
Pour les géologues ce sont les massifs subalpins soulevés, déformés et déplacés par l’orogenèse alpine, ils sont de relief karstiques.

A l’ombre des géants les plus méridionaux de l’Oisans, longtemps méconnu parce qu’en dehors des grandes voie de communication le DEVOLUY se situe exactement à mi chemin entre les Alpes du nord et celles du sud. Ce petit massif est un synclinal de calcaire Sénonien d’une épaisseur moyenne de 600 mètres formant une vaste cuvette faiblement inclinée vers le nord.
A l’est la brèche du col du Noyer permet pendant la belle saison le passage vers le Champsaur et marque le début de l’inaccessible barrière de Féraud qui domine la vallée du Drac de plus de 1200 mètres.
Côté ouest une série de sommets crénelés d’une altitude moyenne de 2500 mètres sépare du Triève, il n’y a aucune voie de communication carrossable entre les deux massifs, seuls quelques sentiers permettent le passage.
Au sud les plateaux d’Aurouze et de Bure entièrement défendus par tout un système de  barres rocheuses et le col du Festre finissent de fermer cet amphithéâtre de montagnes.
L’étymologie de Dévoluy est incertaine, en latin le verbe devolverer, rouler précipiter semblerait vouloir dire que ce massif n’offre que pentes abruptes et chutes de pierres.
Devolutio marquerait plutôt l’état d’abandon, de décadence…
Personne ne sait vraiment quelle est la bonne hypothèse.
Bien que paraissant austère à sa première visite ce bastion montagneux offre aux visiteurs une grande homogénéité de paysages ainsi qu’une belle harmonie de formes et de couleurs en toutes saisons.
Les sommets y sont dénudés, primaires…Certains lançant leurs tours de pierre à l’assaut du ciel ne sont pas sans rappeler les lointaines Dolomites.

                                                  aiguille de la Cluse, décembre

Des océans d’éboulis les ceinturent et donnent naissance à une série de vallons et de combes où pelouse alpine et pierraille cohabitent ; l’empreinte glacière est omniprésente.
Dans ces montagnes le ruissellement est rare et temporaire, l’eau s’infiltre dans le calcaire à une vitesse surprenante
En altitude le seul et unique petit ruisseau permanent étale ses méandre dans la partie plate et alluvionnaire du vallon des Aiguilles.
Les rares sources sont appelées fontaines et en général ne font que quelques mètres à l’air libre ; c’est le cas de la fontaine de l’Éseulou, une unique vasque d’eau glacée au cœur de la caillasse…la trouver est toujours difficile !

                                      fontaine de l’Éseulou, altitude 1950 m

Beaucoup de sommets prennent le nom de têtes : tête de l’Aupet, tête du Lauzon ou bien tête de Corne.
Les grottes sont des beaumes ou quelquefois tunes, les gouffres des chourums  mot dérivé du patois local : champ rond, pré rond, en effet souvent ils s’ouvrent dans un creux de dissolution, une doline.
Ces cavités sont nombreuses et profondes, de nombreux explorateurs s’y son succédés depuis la fin du dix neuvième siècle.
Le plus célèbre est sans aucun doute Edouard Alfred Martel qui doit sa renommée à l’exploration du gouffre de Padirac dans le département du Lot en 1889.
Cette même année en compagnie de David Martin un autre spéléologue et archéologue originaire du Valgaudemard une vallée voisine, ils entreprirent tous deux une campagne de prospection du massif.
Un merveilleux terrain d’aventure ! Tout était à découvrir…
Dans un de ses ouvrages cet infatigable personnage narre l’exploration du chourum Martin (en hommage à son compagnon d’exploration) :

Quand nous jetons par là le bout de l’échelle de cordes pour interroger le gouffre, nous provoquons de telles débâcles qu’un même tremblement nous saisit tous les deux ; on dirait l’écoulement d’une cime du haut en bas d’une montagne : pendant cinq minutes un chaos semble s’effondrer dans l’abîme sans fin ; aux profondeurs incommensurables il gronde un vent de tempête, chocs et sifflements de pierres entre les parois et dans les à-pics interminables ; jamais sous terre je n’ai entendu pareille clameur de gouffre ; quelle amplitude et quel creux y a-t-il donc pour produire cet assourdissant vacarme ! Ah ! Non je n’aurai pas le chourum Martin : il refuse de se dévoiler ! C’est une des grandes voies de la nature qui nous défend de violer ici son secret ; le dérangement seul de la colonne d’air fait un hurlement furieux, horrible et magnifique à ouïr dans la noire profondeur ; c’est bien là le gouffre formidable, sublime, dantesque…
Il justifie la populaire terreur des abîmes et devant son énormité j’ai reculé car au point du talus où je suis parvenu (malgré la réprobation angoissée de Martin), m’ agrippant d’une main à l’échelle et brûlant du magnésium de l’autre je puis dire sans exagération ni vantardise, qu’au ras de la grêle de cailloux et de rocs j’ai froidement regardé tomber la mort…

                                             topographie chourum Dupont Martin

Avec les moyens dérisoires de l’époque on comprend que l’équipée n’était pas de tout repos !
Depuis d’autres explorateurs ont reprit le flambeau, le chourum fut vaincu et tant d’autres découverts.
Aujourd’hui le chourum des aiguilles, le plus frofond du Dévoluy avoisine les moins 1000 mètres et bien sûr l’exploration continue…

Le Dévoluy est arrosé par deux petits cours d’eau.
La Souloise qui prend sa source sous le col de Rabou draine la partie est et sud est du massif ; depuis des millions d’années son lent et inexorable travail d’érosion a donné naissance à une curiosité géologique : les Étroits,  gorges  profondes et encaissées où jamais les rayons du soleil n’illuminent l’onde noire du gouffre.
La ribière petit affluent de la première coule sur l’autre versant et conflue au petit village de Saint Disdier.
Ces deux torrents réservent au promeneur d’agréables surprises de fraîcheur et de verdure avant de dévaler une deuxième cluse où les flots se bousculent et cascadent entre d’immenses falaises avant de filer vers le département de l’Isère.
Comme dans tous les systèmes karstiques le massif a une hydrologie souterraine
intense : toutes les couches de calcaire du synclinal emmagasinent d’énormes quantités d’eau dans un labyrinthe de galeries, boyaux, puits, diaclases, fissures, siphons, lacs souterrains et la diffusent vers le bas ; Lors des épisodes pluvieux importants ou à la fonte des neige ce système se met en charge et inonde complètement la partie basse du réseau.
L’exutoire se situe au bas du massif au niveau d’une couche imperméable : ce sont les grandes et petites Gillardes, troisième exsurgence naturelle française, après la fameuse fontaine de Vaucluse et les sources de la Touve près D’angoulème , département de la  Charente.
Dans ce parcours souterrain, à mi parcours existent deux cheminées d’équilibre : le puy des Bans et le chourum de Crève coeur où l’eau jaillit quand la sortie du bas n’arrive pas à évacuer la trop grande importance du débit.

                                                                                les grandes Gillardes au printemps

Longtemps le Dévoluy en raison de sa difficulté d’accès resta un territoire confidentiel ;
comme la crainte accompagne toujours l’inconnu ce pays acquit une réputation de contrée sauvage et exécrable.
De cette époque obscure un souvenir subsiste et s’intitule :

“Notice sur la décadence du Canton de Saint Etienne en Dévoluy”.

Elle fut écrite en 1818 par un dénommé Collin (juge de paix de la commune), dans le but de demander du secours à l’Etat.
Emporté par l’élan lyrique propre à l’époque romantique ce notable affirme que :

Le rossignol n’a pas dans le Dévoluy cette harmonie qu’on rencontre partout ailleurs, mais a plutôt l’air de partager le deuil de la nature que de célébrer son réveil.

Ce petit passereau devait probablement être beaucoup répandu à ce moment là !
Plus loin il décrit l’extrême pauvreté de la paysannerie :

Les Dévoluards sont réduits à une telle abjection qu’ils disputent leur subsistance jusqu’aux animaux immondes…; plusieurs achètent du son pour les mêler avec de la farine d’avoine, d’autres mangent de l,herbe.

Il attribue ce lamentable état de la population à :

L’agriculture routinière peu susceptible d’amélioration à cause de l’âpreté du sol et des rocailles.

D’après lui la cause de cette misère noire serait la conséquence des dégâts liés au ravinement provoqué par le sur-pâturage et aussi à la déforestation outrancière du massif.
En réalité cet état de fait pitoyable est le résultat de deux ou trois années catastrophiques pour les récoltes : printemps 1815 une invasion d’insectes ravage les semailles… pareil en 1816 et en plus la neige précoce ruine celles d’automne, ce qui fait que l’année suivante la misère est à son comble !
Heureusement cette situation de famine ne fut que passagère…et pas plus grave ici que dans la plupart des vallées alpines.
Pour ce qui est de la forêt les cartes Cassini datant de 1744 montrent que son étendue n’était guère différente que de nos jours.
Il n’y a jamais eu une déforestation rapide du massif, elle s’est simplement effectuée sur une durée de plusieurs siècles et d’une manière progressive au fur et à mesure des besoins en terres agricoles, en bois de chauffage et de gros oeuvre.
La légende d’un Dévoluy entièrement boisé est tout à fait vraisemblable mais certainement très lointaine, il n’y a aucun écrit à son sujet.
Le seul argument plausible en faveur de ce boisement ancien est un tronc de mélèze conservé par la glace du chourum Clot à 1730 mètres d’altitude alors que actuellement le résineux le plus proche se trouve 200 mètres de dénivelé plus bas…mystère !

                                             aurore sur le bois Rond, la plus belle forêt du massif, au fond le pic de Bure

 

De nos jours le Dévoluy n’est plus celui que l’on a involontairement noirci au dix neuvième siècle.
Avec l’amélioration des voie de communications et la création de deux stations de sports d’hiver le pays s’est ouvert et a vu son économie revigorée.
Ses habitants sont agréables et courtois.
Durs à la tâche ils vivent principalement de l’élevage des moutons et de  culture céréalière et fourragère ; beaucoup de ces agriculteurs complètent leurs revenus en étant employées de remontées mécaniques ou moniteurs de ski.
Leurs terres soigneusement épierrées depuis des générations alternent avec des bosquets de résineux et de feuillus dans un équilibre charmant.
Les villages disséminés dans les deux petites vallées regroupent de grosses fermes trapues le cul tourné à la “bise”, ce vent glacé venant du nord.
Le climat du massif est extrêmement contrasté, l’été l’influence méditerranéenne fait une saison torride et sèche, les hivers rudes et enneigés sont ceux des Alpes du nord…d’où le dicton populaire : “long comme l’hiver en Dévoluy” !

Là haut… loin de l’agitation des hommes dans ces vallons et sommets “brut de décoffrage” “tout un petit monde de plumes et de poils” comme l’écrivait Samivel, vit dans le silence et l’azur.
Les blanchons (lièvres variables) sont rares et tellement inattendus.
Bien que toujours vulnérables les bartavelles semblent avoir un sursaut de leur population.
Pour entendre et voir les timides jalabres (lagopèdes) il faut tutoyer les sommets et avoir beaucoup de chance.
Secrets comme au premiers matins du monde quelques loups hantes de nouveau les alpages… au grand dam des éleveurs !
Seuls les chamois habitent ces montagnes en grand nombre ; meilleurs moments pour les observer : le printemps quand les combes encore garnies de névés s’animent des folles glissades des cabris, et la fin de l’automne quand les poursuites viriles des mâles en rut font le spectacle.
Autres évènements marquants pour la faune du massif, en avril, mai le festival de roucoulements et de chuitements lors des parades nuptiales des tétras-lyre.
Enfin mi septembre, mi octobre le brame du cerf, concert annuel incontournable au plus profond des bois.
Pour ces deux galas il n’est pas nécessaire de retenir ses places !

                                                                                   chants et danse des tétras-lyre

Le Dévoluy est un massif sans compromis, on l’aime ou on le déteste…il n’y a pas de juste milieu.
Pour ma part, à quinze ans après une première randonnée au pic de Bure je suis devenu un inconditionnel de ces “sublimes tas de cailloux”.
Dans ces forteresses de pierres j’ai connu pèle mêle : “la bise”  qui transperce… l’exaltation de l’exploration souterraine… la morsure du froid… la peur sous l’orage…les crépuscules flamboyants… la soif des étés brûlants… le regard inoubliable des bêtes sauvages… la joie d’une ascension réussie… les bivouacs à la dure… la fatigue des mauvais jours… le brouillard trompeur… le fracas de la chute de pierres… l’angoisse de l’avalanche… le murmure du grésil… et bien d’autres choses encore, sans jamais me lasser !
Ces montagnes sans fioriture comblent mon besoin impétueux d’espace et de nature sauvage, elles sont mon refuge spirituel, mon île déserte ; après toutes ces années elles continuent de me séduire et de me faire vibrer du bonheur simple de leur découverte sans cesse renouvelée.
Mes montagnes sont magiques… !
Mais chut…
C’est un secret…
Ne le dite à personne…

                                                                                       de gauche à droite : rocher Rond, grand Ferrand, tête de l’Aupet, Obiou

 

Bibliographie :

La France ignorée, Edouard Alfred Martel, éditions Delagrave, Paris 1928.
Notice sur la décadence du Canton de Saint Etienne en Dévoluy, imprimerie stéréotypée de Laurent Aimé, Paris 1818, réédition : éditions des Hautes Alpes en 1992.

novembre/décembre 2014

Terres d abandon 1

Ceux de la montagne

En l’année 1846 date de recensement national le département des Hautes-Alpes compte 133000 habitants, à peu près autant qu’en 2009 !
La population rurale y est à son apogée, environ 85% des gens vivent à la campagne…
Le moindre arpent de terre est mis en valeur…
La forêt a beaucoup reculé sous l’assaut dévastateur de l’élevage caprin.
Comme l’attestent les photographies d’archives datant du début du vingtième siècle les versants sont incroyablement pelés et le ravinement gagne de nombreuses pentes.
Bien loin des vallées fertiles de nombreuses chaumières isolées et de pauvres villages perdus aux creux des vallons assurent tant bien que mal la subsistance de leurs habitants.
Les sentiers muletiers, véritables artères de ces terres difficiles permettent d’y accéder; on marche beaucoup à cette époque, non pas pour le plaisir mais pas nécessité.
L’habitat traditionnel est sommaire.
Les bâtisses aux ouvertures rares et étroites sont couvertes bas de chaume, sous leurs voûtes de pierres bêtes et gens se partagent l’espace : une majeure partie pour l’étable, le reste pour les humains où la cheminée largement ouverte donne parcimonieusement chaleur et lumière.
Dans la pièce à vivre principale, la seule chauffée, la vie s’organise autour d’une grande table massive et d’un bahut vaisselier.
Le reste du mobilier est simple et rustique : pour le linge et les vêtements une armoire et des coffres de bois brut qui font usage depuis plusieurs générations.
Les femmes cuisinent dans l’âtre et vont chercher l’eau à la fontaine…
Pour se tenir chaud les enfants dorment à plusieurs aux creux de paillasses de feuilles de fayard…
Bref le dénuement est légion au sein de ces masures sans confort !

                                                                            village disparu : le Clot en Valgaudemar

Sur ce terroir ingrat la nourriture ne tombe pas du ciel, il faut énormément de travail pour peu de récoltes…
De minuscules parcelles épierrées sont destinées à la culture du seigle, la seule céréale qui daigne pousser sur ces terres froides.
Le potager produit peu à cause de l’altitude ; pommes de terre, choux, navets, carottes sont conservés à la cave pendant toute la mauvaise saison et constituent avec une large tranche de pain noir le plat principal de toute la maisonnée.
Les chèvres fournissent lait et fromage, une vache est un luxe que beaucoup ne peuvent se permettre !
La viande est rare, les bonnes années l’élevage d’un porc améliore énormément l’ordinaire : conservé salé et cuit bouilli il constitue une grande part des repas de l’hiver.
La faune sauvage assure elle aussi une part de l’alimentation.
La chasse ne se pratique pas comme de nos jours pour le plaisir égoïste de tuer mais seulement pour le besoin vital de se nourrir…
Certains seulement possèdent une arme à feu, cependant une charge de poudre et de plomb constitue une dépense bien conséquente… alors chacun réfléchit à deux fois avant de s’en servir !
Occasionnellement l’un ou l’autre tue un sanglier ou un chamois’’ à l’espère (affût) en assurant le succès de son tir.
En revanche les habitants de ces terres reculées qui vivent en symbiose étroite avec la nature maîtrisent avec beaucoup de brio l’art du piégeage, pour le malheur de nombreux lièvres, perdrix rouges, bartavelles, tétras-lyre qui abondent à cette époque.
L’hiver sur l’alpe certains déterrent les marmottes pour cuire un civet tandis que d’autres dans les contrées déjà plus provençales du bas du département pratiquent la lecque (la lecque ou tendelle est un piège rudimentaire à grives : sous une pierre plate tenue en équilibre à l’aide de bâtonnets on dispose des baies de genièvre .
L’oiseau en se posant fait tomber la pierre et y reste coincé)

                                village disparu : les Pennes en Valgaudemar

La seule richesse matérielle de ces paysans est un petit cheptel de moutons et chèvres qui est gardé pendant la journée et rentré tous les soirs dans la bergerie parce que les grands prédateurs rodent encore entre montagnes et forêts.
Deux ou trois fois l’an au moment des foires  ces éleveurs partent dans la vallée pour négocier agneaux et chevreaux, et en profitent dans la mesure de leurs faibles moyens pour faire les achats indispensables à leur existence : sel, outils, chandelles, chaussures, vêtements.
Pour ces hommes résignés depuis des années a leur condition de vie pitoyable ces rares déplacements sont l’occasion d’entrevoir un monde moins rude que celui de la terre sauvage qu’ils occupent…
A cette époque qui est la fin de la période que l’on a appelé le petit âge glaciaire les hivers sont interminables !
Le gel, la neige et les avalanches forcent à un isolement complet…

                                               avalanche Molines 20 février 1999

Sous cette chape de froidure les activité sont réduites : les hommes fendent le bois de chauffage, s’occupent des animaux et entretiennent leur matériel agricole tandis que dans la tiédeur toute relative de l’habitation les épouses préparent la soupe et filent la laine au rouet ou à la quenouille.
Les jours de tempête sont les plus difficiles, la crainte du pire s’installe autour du feu où toute la famille se regroupe en espérant des jours meilleurs…

La douceur du printemps venu la lutte continue encore et toujours pour tirer du sol sa subsistance ; les journées harassantes se succèdent pour les fenaisons ; le foin et coupé en altitude et descendu à la trousse (large pièce de toile de jute dans laquelle se transporte la charge) sur le dos du faucheur !
Pour ce qui est des moissons…Bien sûr tout se fait à la faucille, à la faux et à la sueur de son front !
Une fois les récoltes engrangées l’automne est consacré à l’arrachage des pommes de terre, à l’abattage et au transport à dos de mulet du bois de chauffage que l’on va souvent chercher fort loin vu sa rareté !
C’est aussi la saison où on fait la feuille, c’est à dire que l’on élague les  haies pour confectionner des fagots : rangés debout dans la grange ils vont sécher rapidement et serviront à nourrir le bétail une partie de la longue saison hivernale tout en économisant la précieuse réserve de fourrage.
Les restes des branchages une fois consommés par les chèvres et les moutons serviront à cuire une fournée de pain sous la voûte du four communal.
Rien ne se perd !

Pour ces paysans montagnards le labeur ne manque pas et il reste peu de place pour la contemplation de leur coin de terre qu’ils aiment sans concession mais qui les opprime chaque jour un peu plus !
Comme les familles sont nombreuses et la faim omniprésente en particulier les années de mauvaises récoltes beaucoup commencent à songer sérieusement au départ…

    village disparu : le Roy, Molines en Champsaur ( photo Simon Saint Bonnet )

 

Terres d abandon 2

L’exode

Depuis le milieu du dix-neuvième siècle de nombreuses fermes, des hameaux entiers ont disparus du département des Hautes-Alpes.
La commune de Clausonne a été la première a être rayée de la liste.
Situé dans la haute vallée de Maraise petit torrent affluent de la vallée du Buëch ce village a compté jusqu’à une centaine d’habitants peu après le révolution française.
Pour l’atteindre un méchant chemin franchi une gorge étroite le Gouravour, exposée aux chutes de pierres, et remonte sur deux kilomètres le torrent cascadant entre les falaises de calcaire.
Le nom du village : Clausonne (étymologiquement clauson, lieu clos) indique sa situation au centre d’un cirque montagneux dont le plus haut sommet est la Cime d’Aujour, 1834 mètres.
Ce creux de hautes collines très ouvert à la bise (vent du nord) est froid et enneigé tout l’hiver et malgré sa situation géographique quasiment provençale le climat y est très montagnard !
En ce lieu retiré existe depuis le douzième siècle, à l’époque où le christianisme s’impose en occident et que la France se couvre d’un  “ blanc manteau d’églises ”, une Abbaye qui appartient à l’ordre de Chalais. (le monastère fondateur se trouve en bordure du massif de la Grande Chartreuse, à sept kilomètres de Voreppe, Isère).
Elle fut à la fois fille et copie conforme de “ Notre Dame de Lure ’’ elle même fille de l’Abbaye de Boscodon dans l’embrunais.

notre Dame de Lure dans les Alpes de Haute Provence, l’Abbaye de Clausonne était identique

Les moines fondateurs sont venus profiter de l’isolement de ce site afin d’y méditer et prier sereinement.
Ils ont probablement participé activement à sa construction, puis sont devenu pâtres et bûcherons en plus de leur vie monastique.
Majestueuse sont rayonnement perdurera pendant près de quatre cents ans, puis hélas fut incendiée et pratiquement détruite en 1573 par la colère protestante des guerres de religions.
Pratiquement un siècle plus tard, en 1662,  partiellement restaurée par un toit de chaume elle est de nouveau la proie du Duc de Savoie  lors de l’invasion du Dauphiné et de la Provence.
En 1712 le coeur sera reconstruit un mètre au dessus du sol primitif sur les décombres résultants des deux destructions.
Elle servira d’église paroissiale pendant le dix-huitième siècle, plus tard un local y sera aménagé pour la mairie et l’école, puis elle finira en bâtiment agricole jusqu’en 1948.
Autour d’elle plusieurs maisons groupées forment le centre du hameau, d’autres fermes disséminés plus haut dans la vallée et sur le plateau de  Peyssier complètent la commune.
En 1857 une tentative de fabrication et de commercialisation de charbon de bois tiré des forêts de hêtres alentour ne fut pas un grand succès…

L’agriculture traditionnelle et l’élevage de moutons n’arrivant  plus à nourrir ses habitants le village fut rattaché à la commune du Saix en septembre 1888 et occupée encore sporadiquement par une seule famille d’irréductibles jusqu’en 1948.

le peu qu’il reste de l’Abbaye

Au confluent des torrents du Peyron et de la muande la petite commune de Molines en Champsaur connaît bien des difficultés dans la même période.
Des inondations catastrophiques ont dévasté la vallée plusieurs fois de suite, les chemins d’accès ont été coupés en plusieurs endroits, beaucoup de terrains cultivables sont partis dans les eaux en furie.
Le débordement du Peyron a partiellement engravé le village et endommagé plusieurs maisons.
Au milieu du dix-neuvième siècle les quatre hameaux de fond de vallée, Londonnière, les Boyers, le Roy, le Sellon sont encore tous habités malgré les conditions rudes.
Vers la fin du siècle il reste une centaine d’âmes sur les cent soixante dix que comptait la commune en 1850; la substance vive de cette terre montagnarde s’épuise au fil du temps…
Comme les hivers sont très enneigés de gigantesques avalanches dévalent les couloirs et coupent la vallée, isolant un peu plus ses habitants. L’une d’elle en 1915 dévaste le hameau du Sellon et oblige la dernière famille à quitter les lieux…
Le bout de la vallée ne sera jamais plus habité.
1914 et 1928 de nouvelles crues emportent encore un peu plus de terres arables et finissent de démoraliser les derniers obstinés.
Finalement en 1931 alors qu’il n’y a plus que 22 résidents à Molines un arrêté préfectoral rattache ses 4164 hectares d’espace montagnard à la commune de la Motte en Champsaur.
Au vingtième siècle et pendant de nombreuses années deux réfractaires profondément enracinés sur ce terroir ont entretenu la flamme du souvenir et n’ont jamais quitté le village.
L’un d’eux, Emille Escalle, paysan et dernier violoneux du Champsaur est décédé en 1987 à l’âge de quatre vingt sept ans. Il repose dans le petit cimetière communal à cinquante mètres de la maison où il a passé toute sa vie !
Sa fille Hélène vit toujours à la Motte en Champsaur. (2013)

la vallée de Molines, novembre 1999

L’histoire de la petite commune de Chaudun est sans doute l’exemple le plus significatif de la désertification des hautes campagnes du département.
De Gap se rendre à Chaudun comme cela se pratique à l’époque implique une longue marche de vingt kilomètres. Il faut pas moins de quatre petits cols (Bayard, Gleize, Milieu et Chabanottes) , avant d’arriver à destination ; autant dire tout de suite que pendant la mauvaise saison les habitants y sont reclus de longs mois sans possibilité de retraite.
Le village est construit dans un creux de roches tourmentées où coule le petit Buëch naissant ; une vingtaine de masures tournées vers l’orient, alignées comme à la revue le long du torrent.
L’église et le cimetière leur font face, l’école est au milieu du bourg, le moulin en aval au bord du ruisseau.
De la révolution française au milieu du dix-neuvième siècle sa population a oscillé entre 135 et 170 habitants.
Les chauduniers sont des gens courageux à la besogne mais le pays appauvri depuis des générations par le sur-pâturage n’arrive plus à les nourrir.
De plus, les impôts d’état et les redevances au clergé propriétaire foncier des parcelles boisées et de divers pâturages finissent de les démoraliser.
Le 28 octobre 1888 se déclarants “ vaincus par la misère ” par le biais d’une pétition ils adressent au gouvernement un cri de détresse pour obtenir les moyens de quitter leur contrée invivable et d’émigrer tous ensembles vers la France africaine du moment.
A près cette demande les autorités compétentes ne vont pas beaucoup faire preuve de célérité ni d’humanité avant que leur voeux se réalise… Il faudra trois années avant que l’espoir vienne de l’administration forestière qui reconnaît “ l’utilité et la convenance du terrain pour le reboisement ”.
Huit ans plus tard, fait sans précédent la vente à l’état de tous les terrains privés et publics de la commune se réalise le 6 août 1895 pour la somme de 180000 francs et Chaudun est désormais rattaché à la commune de Gap.
Son dernier habitant est parti en 1902.

village disparu : Chaudun, haute vallée du petit Buëch

Ces trois exemples ne sont qu’une infime partie du vaste processus de désertification de cet espace agricole haut perché, bien d’autres villages du Bochaine, du Dévoluy, du Valgaudemar ou du Queyras ne sont plus.

Que sont devenues ces terres abandonnées ?
Dans la plupart des cas le reboisement envisagé a eu lieu, l’administration forestière puis ensuite la toute nouvelle ONF a fait procéder à la plantation de millions d’arbres pour stabiliser et mettre en valeur les pentes gagnées par l’érosion.
Faute d’entretien les constructions se sont écroulées.
La nature a rapidement digéré les aménagements humains, après quelques décennies d’une ferme il ne reste qu’un tas de pierres, un point sur une carte, le pointillé d’un antique sentier, et le nom d’un lieu dit… C’est tout !
Seuls témoins du souvenir les ruines s’enveloppent de ronces et du mystère de leurs origines et aiguillonnent la curiosité du passant…
L’oubli s’installe très vite !
Que sont devenus les hommes ?
Pour la plupart ils sont restés au pays, plus bas dans la vallée plus fertile où la vie est moins difficile, et le froid moins vif.
Les mieux lotis à force de privations ont acheté une petite exploitation et s’y sont installés continuant leurs vies d’agriculteurs tandis que les plus humbles sont devenus valets de ferme, (domestique comme on les appelait à la campagne).
Les autres sont parti… certains se sont embauchés aux grands travaux de l’époque : routes et chemin de fer, d’autres ont gagné la Provence pour garder des troupeaux qui ne leurs appartenaient plus…
Enfin les derniers pour survivre se sont expatriés loin…très loin : Argentine, Mexique, États-Unis, Canada.
Pour eux qui connaissaient à peine leur chef lieu de canton partir de l’autre côté du monde relevait de l’exploit ; un saut dans un inconnu inimaginable !
Une fois leur “ Eldorado ” atteint ils sont redevenu bergers, vachers, se sont improvisés chercheurs d’or ou commerçants, ont fondé des familles, des villages tel ce dénommé Gueydan originaire du Champsaur, fondateur de la ville de Louisiane qui porte son nom.
Mais tous n’ont pas fait fortune, loin s’en faut…et beaucoup même n’en sont pas revenus !
Les Chauduniers qui rêvaient de fonder tous ensemble  un autre petit village quelque part en Algérie, ont changé d’avis, une fois leur petite communauté démantelée chacun a pris son chemin…

Après ce mouvement d’immigration important vint la première guerre mondiale qui fit 3763 victimes dans le département des Hautes-Alpes  plus les nombreux blessés amputés, gazés et malades.
Enfin comme un malheur n’arrive jamais seul l’épidémie de grippe espagnole emporta 1250 personnes de juillet 1918 à mai 1919 et laissa le pays exsangue !
Ces deux calamités confondues sonnèrent le glas du peuplement des hautes terres, des vallées alpines et d’une manière plus globale portèrent un rude coup à l’ensemble des campagnes françaises.
En 1921 il ne reste que 89255 habitants dans le département et 85000 en 1946 !

Bibliographie:
Les Hautes-Alpes hier aujourd’hui et demain Pierre Chauvet et Paul Pons année 1975.
Un site chalaisien au coeur du Buëch : Association des amis de l’Abbaye de Clausonne.

 

 

village disparu : Chatillon le désert, Buëch

 

 

village disparu : Navette en Valgaudemar

 

février/mars 2013

La battue

Mercredi 23 novembre 2011,  7 heures 30, petit matin frisquet scintillant de gelée, ciel d’ivoire promesse d’une journée lumineuse et cristalline.
Mauvaise pioche dans mon choix de sortie : au bout de la piste carrossable un groupe d’une dizaine de chasseurs s’organise pour une chasse aux sangliers.
Au départ du sentier, l’un d’eux l’air contrarié m’interpelle : “ faites attention ! ”
D’humeur taquine je lui répond qu’ils n’ont rien à craindre… je ne suis pas armé !
A vrai dire je n’ai pas très envie de dialoguer, pressé que je suis de me mettre en sécurité.
Je gravis les deux cents premiers mètres de dénivelé à vitesse record.
Les chasseurs sont déjà tous postés le long du sentier, le dernier à l’entrée du vallon la carabine posée sur le capot de son véhicule tout terrain.

                                                                                                       chasse au 4×4

Dans le bois les chiens mènent un gibier pour le moment encore invisible…
Je presse le pas en traversant le plateau, ancienne terre agricole envahie d’églantiers, de genévriers et de chardons : ici on me voit de loin, le risque de prendre une balle est moins grand, toutefois je marche encore une demie heure avant de me sentir complètement à l’abri.
Quand le vallon s’évase et que le soleil chauffe je m’offre une pose.
A la jumelle je cherche les chamois…
Une harde d’une douzaine d’animaux est au gagnage exactement à l’endroit où je pensais la trouver. Avec leur épaisse toison d’hiver les cornus sont noirs comme des charbonniers, faciles à trouver sur le jaune pastel de l’alpage.
Ils s’agitent, lèvent la tête brusquement, écoutent, scrutent le bas où la chasse bat son plein.
Alors que les aboiements sont à leur paroxysme plusieurs détonations déchirent l’air et se répercutent de versants en versants…
Les sangliers passent de bien mauvais moments !
De ces “ satanées bêtes noires ” il y en a toujours eu dans nos forêts, cependant en nombre limité puisque les dommages aux cultures étaient minimes.
Seulement à une certaine époque nos “ Nemrods ” frustrés par de bien piètres tableaux de chasse se sont mis à en relâcher !
Pas très regardants sur la qualité génétique des animaux réintroduits, ( il a même été mis en liberté des  » cochongliers » : croisement de porcs et de sangliers ) et du fait d’un agrainage intensif, la reproduction des laies a été amplifiée et les sangliers se sont mis à proliférer…
Jusque là satisfaction des chasseurs puisque leurs “ prélèvements  ” se sont multipliés par dix depuis les années 70, 80… mais aussi courroux des agriculteurs confrontés aux dégâts grandissants… lesquels dégâts sont indemnisés par les fédérations de chasseurs !
Bref le sanglier est un dossier brûlant…une affaire bien embarrassante pour toute la communauté cynégétique française.
Croyez vous que les porteurs de fusils fassent profil bas ?
Que nenni !
Ils font tout le contraire, fiers de combattre “ Sus scrofa ” avec énergie et panache, incontournables sauveurs d’une ruralité mise à feu et à sang par les nombreuses compagnies de sangliers qui prolifèrent… grâce à leur complicité !
Eux qui se targuent d’être de bon gestionnaires de la faune ont encore beaucoup à apprendre de “ Dame Nature ”, qui du reste n’a besoin de personne pour se gérer…
Elle l’a fait pendant si longtemps !

                                                                     celui là n’était pas stressé, c’était un autre jour

Avec tout ce remue-ménage les chamois ont passé la crête et changé de vallon !
Par un cheminement compliqué, talweg, bois de mélèzes, petit col, puis enfin dans l’ombre d’un ubac je vais tenter de les approcher…
Deux cents mètres de descente dans une pente raide caparaçonnée de givre, prudence…
puis cent de remontée dans une corne du bois, j’arrive sous le mélèze habituel où j’ai grossièrement installé un poste d’observation.
Les chamois sont là, ceux entrevus ce matin plus une dizaine d’autres ; c’est l’époque du rut, la harde est disparate, il y règne une certaine tension, les boucs se regardent du coin de l’oeil et harcèlent les femelles, les éterlous semblent visiblement désorientés par cette effervescence inhabituelle.
La mi-journée arrive, la lumière enfin chasse l’ombre, la caresse des premiers rayons me chauffe le dos… une véritable bénédiction, immobile je commençais à avoir froid !
Tout est calme, au loin un pic noir tambourine puis change de bosquet : “ kiu, kru, kru, kru, kru, kru… ” un chant bien agréable après le tonnerre des armes !
Peu à peu les chamois s’installent au soleil.
Maintenant il suffit d’attendre pour espérer faire quelques photos.

                                                                                              les chamois du vallon

Souvent ces longues heures d’affût sont propices à la rêverie…
En guise d’antidote à ce début de matinée peu sympathique je m’évade par la pensée vers ce temps si lointain où l’humanité balbutiante vivait en symbiose absolue avec la nature.
A cette époque les animaux vivaient dans une exubérante profusion et ne craignaient pas les hommes pour la simple et bonne raison qu’ils ne faisaient pas encore partie de leur environnement.
Les premiers “ Homos erectus ” puis plus tard “ sapiens ”, nos très lointains ancêtres arrivés sur les terres vierges de l’ Europe ont su profiter de cette situation quasiment idyllique pour affirmer leur implantation.
Partie d’Afrique leur colonisation se fit de manière sporadique par de petits groupes se déplaçant au grès de leurs besoins alimentaires et de leur soif de découverte.
Dotés de remarquables facultés d’adaptation ils vivaient de racines, fruits, poissons, coquillages, de piégeage et de petit gibier ; opportunistes ils leurs arrivaient aussi de consommer les restes de proies abandonnées par les redoutables carnivores de l’époque.
La domestication du feu qui repousse la nuit et sépare des animaux transforma radicalement les conditions précaires de leurs existences et les incita à la sédentarisation.
L’outil fut le moteur de leur évolution.
Du nucléus est né la lame de silex qui coupa et épointa l’épieu, l’arme la plus rudimentaire et aussi la plus dangereuse puisqu’il fallait combattre l’animal au corps à corps !
Plus tard vint la sagaie fine et légère et ensuite son propulseur pour tirer loin et avec plus de puissance.
La taille du silex elle aussi évolua en fonction des différentes utilisations et se transforma parfois en oeuvre d’art tant sa perfection était aboutie.
La chasse fut le moyen de subsistance principal de plusieurs centaines de millénaire…et l’animal source de vie et parfois de mort devint sacré !
Le formidable trésor pariétal des périodes Aurignacienne, Gravettienne, Solutréenne et Magdalénienne du sud de la France et d’Espagne en témoigne. ( Bien entendu cette façon de voir n’est qu’une hypothèse des préhistoriens et autres anthropologues…il en existe d’autres ).
Toute la faune du paléolithique supérieur est représentée :
Les grands herbivores disparus  : cerfs mégacéros, aurochs, rhinocéros laineux, mammouths…
Les animaux du froid :  boeufs musqués, rennes, élans, bisons…leurs survivants se sont maintenant repliés au nord de l’Europe.
Les grands prédateurs : lions des cavernes, tigres, hyènes, loups, ours, lynx.
Les rupicoles : bouquetins, chamois…qui ont maintenant rejoint les massifs montagneux.
Les chevaux présents en de multiples sites tiennent aussi une grande part dans cet art animalier primaire.
Même le sanglier a eu son heure de gloire dans la caverne du Parpallo, province de Valencia, en Espagne.
Quel fabuleux bestiaire !
Quels artistes !
Paradoxalement cet extraordinaire héritage culturel vieux de plusieurs dizaines de millénaires nous les font paraître très proches…

     frise des chevaux, grotte Chauvet, Vallon Pont D’Arc

Le temps a passé…
les vrais chasseurs, ceux qui avaient la faim au ventre ont disparu.
Les peuplades clairsemées et vulnérables du paléolithique ont essaimées et sont devenues l’espèce dominante de la planète !
Une espèce, la notre …à vrais dire bien envahissante ! Notre développement exponentiel et incontrôlable est tel qu’il en arrive à devenir une menace latente pour sa pérennité future ; chaque seconde qui passe voit croître la population mondiale de 2,4 habitants, soit grosso modo 208000 par jour !
Nous les hommes du vingt et unième siècle vivons en majorité au coeur de mégalopoles toujours plus titanesques où pollution et violence sont un quotidien.
Bien que physiquement nous soyons les mêmes “ Homos sapiens ”, notre relation avec la nature a fondamentalement changé, l’harmonie sauvage est souvent devenue combat !
Notre vénération atavique pour les animaux sauvages a probablement cessée lors de l’avènement des civilisation agro-pastorales du néolithique ; depuis, en particulier pour les prédateurs nos concurrents directs et nos “ souffres douleurs ” le culte et la fascination se sont bien souvent transformés en une haine viscérale et irraisonnée…
Il y a peu de temps nos religions monothéistes ( christianisme, judaïsme, islam ) ont pris le pas sur l’idolâtrerie  animiste de nos ancêtres.
Toutes demandent de respecter les bêtes de “ la création ” mais aussi de les soumettre impitoyablement :

Soyez  féconds, multipliez, remplissez la terre et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.
Ancien testament, la Genèse, chapitre 1 verset 28

 

Cette certitude de domination établie nous nous considérons naturellement comme des êtres supérieurs qui oublient que l’animal fut le précurseur de l’humanité…
D’ailleurs nous sommes des Mammifères et partageons avec certains d’entre eux de profondes caractéristiques physiologiques, génétiques et éthologiques.

La chasse après avoir été indispensable à la survie des humains est devenue pour beaucoup d’entre nous un loisir choquant et perturbateur ; ce reliquat primitif de nos origines représente de nos jours une charge de plus en plus exorbitante pour notre bonne vieille terre qui se vide de sa biodiversité à une vitesse phénoménale…et ce n’est pas du tout avec des armes que l’on jugulera l’hémorragie !

                                                                                           la sieste, bouc et jeune

Au début de l’après-midi les chamois commencent à s’agiter.
Les deux plus proches qui sommeillaient tête bêche se lèvent et broutent sans conviction les touffes d’herbes sèches qui parsèment la pente. Cachés par un repli de terrain je croyais que c’était une chèvres et son rejeton mais en fait il s’agit d’un mâle et d’un jeune.
Les boucs avec peu d’entrain commencent à patrouiller d’une chèvre à l’autre.
L’un d’eux secoue son ample pelerine sombre comme si elle était trop grande pour lui et part à la rencontre d’un concurrent un peu trop entreprenant…
Les deux protagonistes se toisent, se bornant à une surveillance mutuelle !
La période du rut est calme, il en est ainsi des années où la douceur de l’arrière saison se prolonge ; les folles poursuites sont réservées aux périodes froides et enneigées.
Malgré le peu d’activité je suis heureux d’observer ces bêtes libres et sauvages qui mènent leurs affaires comme au tout premier matin du monde.
La rigueur de l’hiver les attend…souvent moins sévère que la prédation des hommes !

                                                                            crépuscule au col de Platte Contier

Les jours sont courts fin novembre, après seize heures il faut songer au retour.
Je ne repart pas exactement par le même chemin, d’abord descente dans le vallon qui file vers la Drôme, puis remontée par un bon sentier jusqu’au petit col de “ Platte Contier ”.
Le soleil disparaît du côté des “ Trois becs de Crest ” alors que j’entame la remontée.
J’aime la fin du jour, ce moment si particulier où les sommets attirent et retiennent les ultimes lueurs comme un aimant la limaille de fer, j’apprécie beaucoup ces derniers instants où la pénombre gagne irrémédiablement la partie entre la lumière et les ténèbres.
Le crépuscule m’accueille au col.

La nuit m’absorbe à la descente.
Le reste de clarté me permet de marcher sans lampe ; se déplacer ainsi dans l’obscurité croissante est un réel plaisir.
Dans le bois des traces sanguinolentes maculent le calcaire, en y regardant de plus près il y a aussi des poils, un animal a été traîné sur plusieurs centaines de mètres…
Le cauchemars du matin se prolonge.
Ce jour se termine comme il avait débuté : une désagréable impression d’amertume et d’impuissance !
Je me doutais bien qu’il y avait eu du grabuge, mais voir la nature ainsi perturbée me contrarie, je ne m’habituerai jamais à cette violence perverse.
Robert Hainard a eu en 1943 ce même sentiment d’un profond gâchis, et l’a exprimé mieux que je ne pourrais jamais le faire, voici le fruit de sa pensée :

 J’ai l’infini à ma portée, je le vois, je le sens, je le touche, je m’en nourris et je sais que je ne pourrais jamais l’épuiser. Et je comprends mon irrépressible révolte lorsque je vois supprimer la nature : on me tue mon infini .
Et la nature, Hesse éditeur.

Puissent les hommes un jour peut-être…accepter de renoncer à leurs traditions ringardes et inadaptées et regarder la vie sauvage avec émerveillement, bienveillance, et respect plutôt que la décimer.
Les génération futures leurs en sauront grès.

novembre/décembre 2012

 

Loup y es tu ?

Mythe ou réalité : il parait que notre planète se réchauffe ?
En tout cas la saison hivernale 2010, 2011 fut  particulièrement clémente pour le département des Hautes-Alpes.
Deux chutes de neige relativement importantes en décembre , puis un rapide redoux ; une triste pluie d’hiver qui eut tôt fait de détremper et de fondre la majorité de la couche.
Janvier malgré un froid plus vif aucun flocon ou si peu.
En février une longue période stable et douce s’installa, si bien qu’à la fin du mois les premières primevères pointaient dans les talus.
Une situation extrêmement  rare dans le Champsaur à 1000 mètres d’altitude !
Bref un temps idéal pour randonner et observer les animaux.
Depuis de nombreuses années j’ai une idée en tête :

Voir un loup !

A une vingtaine de kilomètres au sud de Gap dans la vallée de la Déoule, torrent affluent de la Durance de nombreux évènements depuis plusieurs années attestent la présence d’une meute.
En 2009 plusieurs attaques de troupeaux sur les communes de Sigoyer, Esparron, Chateauneuf d’Oze.
Le 11 décembre un chasseur tue une louve au col de la Beaume à Esparron.
En 2010 de nouveau plusieurs attaques d’avril à octobre.
Enfin le 11 décembre un jeune loup est retrouvé mort au bord de la route, choc avec un véhicule, toujours à Esparron.
S’il y a un endroit où chercher, c’est bien ici !

                                                          massif du Dévoluy vu du col de Pramiérou à Esparron

Dans cette montagne déjà bien méditerranéenne ou seul les ubacs sont véritablement enneigés tout l’hiver la marche est un véritable plaisir et je ne m’en suis pas privé.
J’y suis allé très souvent, une fois sur un versant, rocher st Pierre ou crête de ceüsette, ou bien de l’autre côté vers la montagne de Rochefort et le lac de Peyssier.
J’ai parcouru les sentiers, débusquant au passage sangliers et chevreuils, grimpé les sommets, arpenté les arêtes ou les chamois flemmardent au soleil, vu de nombreuses traces, des crottes fraîches de loup sans jamais en voir un seul !
Eux m’ont sûrement vu mais pas moi !

Puis le printemps vint, lui aussi doux et sec.
Quelque peu las, mais nullement déçu par ma quête infructueuse je cessai toute recherche fin mars.
A partir de la deuxième quinzaine d’avril dans le massif du Dévoluy, je consacrai quelques matinées aux parades nuptiales des petits-tétra, puis dans le même vallon, quelques soirées aux chevreuils qui viennent se repaître de la verdure nouvelle qui leur a manqué tout l’hiver.
Le 10 mai , 17 heures 30, a un moment où  je ne pense plus au loup la chance me souris enfin !
Alors que je suis en train de m’installer à l’affût un mouvement attire mon regard, l’animal passe derrière un arbuste…
Lorsqu’il en sort, pas de doute…
C’est un loup !

                                                                                                   10 mai 2011

Il traverse un pré obliquement et s’éloigne peu à peu, je déclenche une rafale de photos, au bruit il se tourne vers moi,  continue à monter, entre dans le bois de mélèzes et disparaît.
Voilà enfin Canis lupus lupus !
Un de ses derniers bastions européens se situe dans les Apennins, au beau milieu de la péninsule italienne, c’est de là qu’il nous arrive ; les prémices de son retour débutent en 1992 dans le parc National du Mercantour.
Il ne faut pas non plus oublier que le 25 novembre de cette même année un loup mâle de 37 kilos a été tué par un chasseur à Aspres les Corps, petit village du Champsaur, à deux pas des montagnes du Dévoluy.
Depuis cette époque le grand canidé ne cesse de reconquérir son territoire ancien, re-colonisant les Alpes et peu à peu le massif Central et les Pyrénées.
Le premier moment de surprise passé, j’ai tout de suite pensé à cette phrase de Robert Hainard dans son ouvrage sur les mammifères sauvages d’ Europe :

Le loup est une étrange bête qui semble toujours sortir de terre, et c’est peut-être ce qu’il a de plus inquiétant.

L’animal surprend toujours… Il y a six ans j’avais déjà eu l’occasion de l’observer furtivement dans un autre vallon secret du Dévoluy.
Après cette rencontre inattendue la soirée a été particulièrement calme, les chevreuils ont du aller se cacher au plus profond des bois.
A ce sujet je pense que c’est en partie leur réintroduction qui a favorisé le retour du carnassier !
Bien sur je suis retourné sans succès au même endroit plusieurs fois et puis un soir ma persévérance a payé….
6 juin , 20 heures, rien vu rien entendu de toute la soirée, le temps commence a être long… Au dessous de moi à 100 mètres il y a deux ramasseurs de mousserons, avec un chien, il font du bruit, je me dis que c’est foutu pour ce soir !
Le soleil se couche derrière l’Obiou, la lumière baisse…
20 heures 30 , à 50 mètres sur ma gauche léger frôlement, une branche a bougé sous un pin…
Il est là… Tache plus claire sur fond d’herbe, de genévrier et de pin.

                                                                                                    6 juin 2011

tranquillement il fait quelques mètres et s’assoie dans l’herbe haute, tourne la tête, hume l’air en relevant le museau, écoute… A chaque photo il tressaille, cherche, fouille le bois en direction du bruit !
Comment un animal aussi craintif peut-il être dangereux pour l’homme ?
Il a des yeux d’or d’un éclat extraordinaire ! Un regard d’aristocrate  !
J’ai la chance de l’observer pendant près de 4 minutes.
Puis il change d’attitude, se lève d’un bond, et descend sans hâte le petit pré qui le sépare d’un bosquet où il s’enfonce.
Je comprend  très vite, un des ramasseurs de champignons arrive, par un grand détour il va exactement à l’endroit où l’animal se tenait, puis il revient vers moi suivi de son chien, passe à deux mètres, sans me voir !
Pourtant le téléobjectif dépasse au moins de 30 centimètres de mon gîte de branchages…!
Quelle soirée !
Cette deuxième rencontre dépasse de loin toutes mes espérances !
En photographie animalière il y a beaucoup plus de situations d’échec que de réussite, alors je ne boude pas mon bonheur…

A quand la prochaine rencontre ?

Pour moi voir un loup n’est pas une aventure banale, c’est une profonde et pure émotion, véritablement un moment exceptionnel dans une vie de naturaliste et de photographe…!
Voir un loup ranime ces souvenirs primitifs qui sommeillent en nous depuis l’aube de l’humanité, au temps où les animaux dominaient de leur nombre et de leur puissance les quelques humains qui peuplaient leur territoire.
En effet en plus des grands canidés vivait une mosaïque de grands carnassiers, ours, grands félins, sous le couvert de la vaste forêt primaire encore intacte à cette époque.
Cette situation de prépondérance de la grande faune a perduré jusqu’à la fin de la période paléolithique.
Depuis  bien longtemps lions, tigres, hyènes, ours des cavernes ont disparus, les derniers ours  bruns vivent leurs derniers instants… Nos ancêtres chasseurs – cueilleurs sont devenus agriculteurs et éleveurs…!
Le loup grand prédateur par excellence est devenu gibier, l’homme lui a imposé une vie extrêmement difficile, ponctuée de persécutions, de traques et de mises à mort et d’une manière quasiment surnaturelle il a su perpétuer son espèce…
Pour cela il est digne de considération et de respect.
Il est le symbole d’une nature libre et insoumise.

                                                                                                paysage Dévoluy ouest

Aurons-nous l’honnêteté d’envisager à son égard une cohabitation sans haine ni violence excessive afin qu’il puisse occuper la place qu’il mérite au sein de l’immense communauté biologique de notre planète ?

Saint Bonnet juillet 2011

Épilogue :

 

                                                                                                  18 aout 2011

 

 

                                                                                             1 octobre 2011

Le grand Cerf

J’ai écrit ces lignes à l’automne 2004, en grande partie dans la forêt de Durbon pendant la période du brame.
A ce moment là et ceci depuis le début des années 2000 , la guerre aux cervidés fait rage dans la région du Bochaine !
La toute puissante DDAF commanditaire du massacre a décidé d’éradiquer l’espèce des forêts du Haut- Buëch.
Le sang ruisselle dans les torrents de Bouriane et d’Agnielles…
Ce texte est un cri de colère, d’amertume et de tristesse face à ce génocide animal !
Je vous le propose tel quel sans ajout ni modification depuis cet automne là.

                                                                               les pâturages du col de Leschaup

J’étais parti tôt, marchant à la frontale jusqu’au col de Leschaup où une aube laiteuse et froide se levait.
Je traversais les pâturages m’arrêtant derrière plusieurs pins afin de scruter les bois tout proches. La forêt retenait les derniers lambeaux de nuit et s’éclairait au fur et à mesure de la montée du jour. Une brise légère et régulière descendait les pentes de Durbonas, sauf imprévu elle serait parfaite pour réussir mon approche.
A partir des dalles de calcaire affleurant la pente il me restait environ 100 mètres de dénivelé à gravir, un petit couloir herbeux entre deux haies de sorbiers et d’aulnes aux allures tourmentées.
Mon affût était là au pied d’un pin , entre ses branches basses et une abondante touffe de rhododendrons.
J’y installais mon matériel , appareil et téléobjectif montés sur pied ,quelques films à portée de main.
(J’étais encore en argentique cette année là).
Depuis le col, de nombreux brames résonnaient en sous-bois, les cerfs étaient là tout près, ils se défiaient de la voix.
Je me fondais dans ma cachette végétale à l’écoute des animaux.

                                                                                    vieux cerf 10 cors, bramant

Plusieurs fois des cris puissants et rauques s’étaient rapprochés mais aucun cerf ou biche n’avait franchi les limites des bosquets qui délimitaient la clairière. L‘air était doux, il sentait la résine et la sueur de la terre qui lentement tiédissait au soleil.
A une trentaine de mètres sur la gauche il y eu comme un frémissement de feuillages…
Je vis d’abord son dos, puis son imposante ramure lorsqu’il se redressa : un grand 12 cors d’une allure magnifique !
Je n’en avais jamais vu d’aussi impressionnant ! Je pris trois photos, les bruits de l’obturateur et du moteur me parurent énormes, pourtant la bête ne prit pas la fuite, sa tête lentement s’était tournée dans ma direction, il me regardait fixement…

                                                                                              scène de rut, la saillie

C’est à ce moment qu’il me parla :
“Ami, je ne te crains pas, je te connais depuis de nombreuses années, je sais ton amour pour la nature et ton attachement à notre espèce et c’est pour cela que je t’ai choisi. Depuis de trop nombreuses années l’automne est pour nous une saison de souffrance et de mort. Dans la plus grande indifférence des centaines des miens sont massacrés comme vermine malfaisante. Jamais pareille tuerie n’a été organisée dans tout l’arc alpin ; il est clair que l’on veut nous éliminer complètement de la vallée. Pourtant nous ne méritons pas pareil destin, nous sommes plus que des animaux, nous sommes des symboles qui vous accompagnent depuis des millénaires; les plus émouvantes marques de notre vie partagée sommeillent au fond des grottes depuis les froides époques.

                                                                          biches dans les pentes nord de Durbonas

 

Mon nom lui même : cerf est un mot vieux comme la forêt et les rivières ; à travers le latin cervus, bête à cornes, il est apparenté à la langue celte. Cernunos était le dieu du renouveau et de la fécondité.
Fidèles à ce culte certaines tribues gauloises célébraient la nouvelle année déguisées en cerf. Plus tard nous fûmes gibier de roi et de haute noblesse, toute personne prise en flagrant délit de braconnage était passible de peine de mort.
Extrait revue la Salamandre, septembre 1999

 

Maintenant nos vies sont gaspillées sans vergogne.
Jadis animaux de steppes nous avons trouvé asile sous le couvert forestier et dans les endroits le plus inaccessibles, malgré cela notre traque continue impitoyablement, nous n’existons que là où nous sommes tolérés !
Agriculteurs, chasseurs, forestiers n’ont pas le monopole des animaux sauvages, beaucoup d’entre vous contemplateurs de la nature apprécient notre présence, pour eux chaque rencontre à la croisée des chemins est source d’une grande émotion…
Alors ami dénonce ces excès, dis à tes semblables de ne plus organiser ces tristes jours où le flot de notre sang éclabousse toute la vallée, mon peuple est à genoux , demande leur la grâce des quelques cerfs et biches des forêts du Bochaine ”
J’étais frappé de stupeur ! …..
Cette voix profonde et grave aux accents de rocaille m’avait subjugué !
Par quel phénomène surnaturel cet animal me transmettait-il cet émouvant appel ?
Depuis son arrivée il s’était réfugié à la limite du couvert. De ses bois puissants il frottait une verne. Il secouait si fort que le petit arbre s’animait de tremblements convulsifs et perdait sur sa tête une pluie de feuilles dorées…
Puis tout s’accéléra : l’animal d’un brusque mouvement leva la tête, cou tendu, bois en arrière et de sa bouche fendue il poussa deux raires profonds avant de disparaître dans le fouillis du bois.

                                                                mon plus bel approche, ,un 6 octobre (20cm de neige!)

Après son départ doucement ma charge émotionnelle se mit à décroître. Autour de moi tout devenait plus calme.
Les seuls bruits, beuglements sourds et tintements de clarines  montaient du col où les génisses se déplaçaient pour trouver l’ombre et y ruminer tranquillement.
Pour les cerfs aussi c’était la pause, fatigués par leur longue nuit de débauche ils tombaient l’un après l’autre dans cette léthargie progressive  qui les amènerait pour quelques instants seulement au sommeil profond.
La matinée terminée il me fallait me déplacer, en effet lorsque les brames reprendraient dans l’après-midi tout cet ubac pentu serait plongé dans l’ombre anéantissant ainsi le peu de chance de réussir de bonnes photos.
Je me retirais donc avec beaucoup de précautions pour ne pas déranger le repos des animaux. Un autre affût m’attendait celui-ci bien exposé au couchant dans un petit col où jamais personne ne passe  et où souvent cerfs et chamois partagent le même gagnage…
Surprenant non ?
Bien sûr l’apparition du grand cerf continua à hanter ma mémoire.
Je ne pouvais ni l’expliquer ni la comprendre mais l’étrange impression d’avoir vécu la métamorphose du banal au merveilleux perdura pendant de nombreux jours.

                                                                                     neige et froid toute la journée

Depuis le temps a passé, les dorures de l’automne vont bientôt faire place au blanc de l’hiver, ce qui reste des biches et cerfs se cache au plus profond des bois, pour eux la saison difficile ne fait que débuter.
Mes photos sont revenues du labo, comme les années précédentes j’en classe seulement une poignées dans la catégorie bonne !
Je comptais beaucoup sur les trois du grand cerf pour résoudre l’énigme mais amère déception : là où devait se trouver sa tête majestueuse, sur le fond sombre du bois je n’ai photographié que quelques branches aux feuillages épars … !

                                                                                                   concert en sous bois

Le mystérieux animal gardera tout son secret !

Bien sûr vous ne croirez pas à ma prose imaginaire … !
Mais si d’aventure l’année prochaine l’automne venu, vous allez écouter ces grands animaux, je suis sûr que vous aurez une pensée émue pour ce grand cerf magique qui lui ne brame pas d’amour…
Il pleure le trépas de son paisible peuple.

 

Décembre 2004

 

Sept ans plus tard, ce que je craignais est arrivé; la densité des cervidés est devenue ridicule, et la forêt en lui ôtant la majorité de ses grands herbivores a perdu son âme sauvage d’antan… !
Une fois de plus c’est la nature qui paye l’addition des erreurs humaines; il eut été plus simple quarante ans plus tôt de ne pas réimplanter cette espèce puisque elle s’est avérée embarrassante…
Malgré cela, comme j’aime ce bout de terre oublié des hommes, je continue mes errances sur mes sentiers familiers, avec cependant la nostalgie de ces années fastes où au début de l’automne les halliers vibraient du concert de ces animaux mal-aimés du Beauchêne.
Ainsi va la vie de la faune sauvage dont l’existence,  hélas, dépend du bon vouloir des hommes qui la régissent… !

 

                                                                      mosaïque d’automne en vallée d’Agnielles