Au pays des chourums

Vue de l’espace « la planète bleue » est ronde et lisse comme un admirable fruit celeste ; cependant son aspect est trompeur, en y regardant de plus près l’écorce terrestre est très tourmentée, de longues et épaisses boursouflures balafrent tous les continents.
Pour l’Europe la chaîne alpine s’étire de la Méditerranée à l’Autriche d’un seul tenant sur près de 1200 kilomètres.
En marge des grandes Alpes se répartit tout un ensemble de contreforts d’altitude moyenne qui prennent le nom de préalpes ; la partie française en arc de cercle compte une quinzaine de massifs distincts de Nice à la frontière Suisse.
Pour les géologues ce sont les massifs subalpins soulevés, déformés et déplacés par l’orogenèse alpine, ils sont de relief karstiques.

A l’ombre des géants les plus méridionaux de l’Oisans, longtemps méconnu parce qu’en dehors des grandes voie de communication le DEVOLUY se situe exactement à mi chemin entre les Alpes du nord et celles du sud. Ce petit massif est un synclinal de calcaire Sénonien d’une épaisseur moyenne de 600 mètres formant une vaste cuvette faiblement inclinée vers le nord.
A l’est la brèche du col du Noyer permet pendant la belle saison le passage vers le Champsaur et marque le début de l’inaccessible barrière de Féraud qui domine la vallée du Drac de plus de 1200 mètres.
Côté ouest une série de sommets crénelés d’une altitude moyenne de 2500 mètres sépare du Triève, il n’y a aucune voie de communication carrossable entre les deux massifs, seuls quelques sentiers permettent le passage.
Au sud les plateaux d’Aurouze et de Bure entièrement défendus par tout un système de  barres rocheuses et le col du Festre finissent de fermer cet amphithéâtre de montagnes.
L’étymologie de Dévoluy est incertaine, en latin le verbe devolverer, rouler précipiter semblerait vouloir dire que ce massif n’offre que pentes abruptes et chutes de pierres.
Devolutio marquerait plutôt l’état d’abandon, de décadence…
Personne ne sait vraiment quelle est la bonne hypothèse.
Bien que paraissant austère à sa première visite ce bastion montagneux offre aux visiteurs une grande homogénéité de paysages ainsi qu’une belle harmonie de formes et de couleurs en toutes saisons.
Les sommets y sont dénudés, primaires…Certains lançant leurs tours de pierre à l’assaut du ciel ne sont pas sans rappeler les lointaines Dolomites.

                                                  aiguille de la Cluse, décembre

Des océans d’éboulis les ceinturent et donnent naissance à une série de vallons et de combes où pelouse alpine et pierraille cohabitent ; l’empreinte glacière est omniprésente.
Dans ces montagnes le ruissellement est rare et temporaire, l’eau s’infiltre dans le calcaire à une vitesse surprenante
En altitude le seul et unique petit ruisseau permanent étale ses méandre dans la partie plate et alluvionnaire du vallon des Aiguilles.
Les rares sources sont appelées fontaines et en général ne font que quelques mètres à l’air libre ; c’est le cas de la fontaine de l’Éseulou, une unique vasque d’eau glacée au cœur de la caillasse…la trouver est toujours difficile !

                                      fontaine de l’Éseulou, altitude 1950 m

Beaucoup de sommets prennent le nom de têtes : tête de l’Aupet, tête du Lauzon ou bien tête de Corne.
Les grottes sont des beaumes ou quelquefois tunes, les gouffres des chourums  mot dérivé du patois local : champ rond, pré rond, en effet souvent ils s’ouvrent dans un creux de dissolution, une doline.
Ces cavités sont nombreuses et profondes, de nombreux explorateurs s’y son succédés depuis la fin du dix neuvième siècle.
Le plus célèbre est sans aucun doute Edouard Alfred Martel qui doit sa renommée à l’exploration du gouffre de Padirac dans le département du Lot en 1889.
Cette même année en compagnie de David Martin un autre spéléologue et archéologue originaire du Valgaudemard une vallée voisine, ils entreprirent tous deux une campagne de prospection du massif.
Un merveilleux terrain d’aventure ! Tout était à découvrir…
Dans un de ses ouvrages cet infatigable personnage narre l’exploration du chourum Martin (en hommage à son compagnon d’exploration) :

Quand nous jetons par là le bout de l’échelle de cordes pour interroger le gouffre, nous provoquons de telles débâcles qu’un même tremblement nous saisit tous les deux ; on dirait l’écoulement d’une cime du haut en bas d’une montagne : pendant cinq minutes un chaos semble s’effondrer dans l’abîme sans fin ; aux profondeurs incommensurables il gronde un vent de tempête, chocs et sifflements de pierres entre les parois et dans les à-pics interminables ; jamais sous terre je n’ai entendu pareille clameur de gouffre ; quelle amplitude et quel creux y a-t-il donc pour produire cet assourdissant vacarme ! Ah ! Non je n’aurai pas le chourum Martin : il refuse de se dévoiler ! C’est une des grandes voies de la nature qui nous défend de violer ici son secret ; le dérangement seul de la colonne d’air fait un hurlement furieux, horrible et magnifique à ouïr dans la noire profondeur ; c’est bien là le gouffre formidable, sublime, dantesque…
Il justifie la populaire terreur des abîmes et devant son énormité j’ai reculé car au point du talus où je suis parvenu (malgré la réprobation angoissée de Martin), m’ agrippant d’une main à l’échelle et brûlant du magnésium de l’autre je puis dire sans exagération ni vantardise, qu’au ras de la grêle de cailloux et de rocs j’ai froidement regardé tomber la mort…

                                             topographie chourum Dupont Martin

Avec les moyens dérisoires de l’époque on comprend que l’équipée n’était pas de tout repos !
Depuis d’autres explorateurs ont reprit le flambeau, le chourum fut vaincu et tant d’autres découverts.
Aujourd’hui le chourum des aiguilles, le plus frofond du Dévoluy avoisine les moins 1000 mètres et bien sûr l’exploration continue…

Le Dévoluy est arrosé par deux petits cours d’eau.
La Souloise qui prend sa source sous le col de Rabou draine la partie est et sud est du massif ; depuis des millions d’années son lent et inexorable travail d’érosion a donné naissance à une curiosité géologique : les Étroits,  gorges  profondes et encaissées où jamais les rayons du soleil n’illuminent l’onde noire du gouffre.
La ribière petit affluent de la première coule sur l’autre versant et conflue au petit village de Saint Disdier.
Ces deux torrents réservent au promeneur d’agréables surprises de fraîcheur et de verdure avant de dévaler une deuxième cluse où les flots se bousculent et cascadent entre d’immenses falaises avant de filer vers le département de l’Isère.
Comme dans tous les systèmes karstiques le massif a une hydrologie souterraine
intense : toutes les couches de calcaire du synclinal emmagasinent d’énormes quantités d’eau dans un labyrinthe de galeries, boyaux, puits, diaclases, fissures, siphons, lacs souterrains et la diffusent vers le bas ; Lors des épisodes pluvieux importants ou à la fonte des neige ce système se met en charge et inonde complètement la partie basse du réseau.
L’exutoire se situe au bas du massif au niveau d’une couche imperméable : ce sont les grandes et petites Gillardes, troisième exsurgence naturelle française, après la fameuse fontaine de Vaucluse et les sources de la Touve près D’angoulème , département de la  Charente.
Dans ce parcours souterrain, à mi parcours existent deux cheminées d’équilibre : le puy des Bans et le chourum de Crève coeur où l’eau jaillit quand la sortie du bas n’arrive pas à évacuer la trop grande importance du débit.

                                                                                les grandes Gillardes au printemps

Longtemps le Dévoluy en raison de sa difficulté d’accès resta un territoire confidentiel ;
comme la crainte accompagne toujours l’inconnu ce pays acquit une réputation de contrée sauvage et exécrable.
De cette époque obscure un souvenir subsiste et s’intitule :

“Notice sur la décadence du Canton de Saint Etienne en Dévoluy”.

Elle fut écrite en 1818 par un dénommé Collin (juge de paix de la commune), dans le but de demander du secours à l’Etat.
Emporté par l’élan lyrique propre à l’époque romantique ce notable affirme que :

Le rossignol n’a pas dans le Dévoluy cette harmonie qu’on rencontre partout ailleurs, mais a plutôt l’air de partager le deuil de la nature que de célébrer son réveil.

Ce petit passereau devait probablement être beaucoup répandu à ce moment là !
Plus loin il décrit l’extrême pauvreté de la paysannerie :

Les Dévoluards sont réduits à une telle abjection qu’ils disputent leur subsistance jusqu’aux animaux immondes…; plusieurs achètent du son pour les mêler avec de la farine d’avoine, d’autres mangent de l,herbe.

Il attribue ce lamentable état de la population à :

L’agriculture routinière peu susceptible d’amélioration à cause de l’âpreté du sol et des rocailles.

D’après lui la cause de cette misère noire serait la conséquence des dégâts liés au ravinement provoqué par le sur-pâturage et aussi à la déforestation outrancière du massif.
En réalité cet état de fait pitoyable est le résultat de deux ou trois années catastrophiques pour les récoltes : printemps 1815 une invasion d’insectes ravage les semailles… pareil en 1816 et en plus la neige précoce ruine celles d’automne, ce qui fait que l’année suivante la misère est à son comble !
Heureusement cette situation de famine ne fut que passagère…et pas plus grave ici que dans la plupart des vallées alpines.
Pour ce qui est de la forêt les cartes Cassini datant de 1744 montrent que son étendue n’était guère différente que de nos jours.
Il n’y a jamais eu une déforestation rapide du massif, elle s’est simplement effectuée sur une durée de plusieurs siècles et d’une manière progressive au fur et à mesure des besoins en terres agricoles, en bois de chauffage et de gros oeuvre.
La légende d’un Dévoluy entièrement boisé est tout à fait vraisemblable mais certainement très lointaine, il n’y a aucun écrit à son sujet.
Le seul argument plausible en faveur de ce boisement ancien est un tronc de mélèze conservé par la glace du chourum Clot à 1730 mètres d’altitude alors que actuellement le résineux le plus proche se trouve 200 mètres de dénivelé plus bas…mystère !

                                             aurore sur le bois Rond, la plus belle forêt du massif, au fond le pic de Bure

 

De nos jours le Dévoluy n’est plus celui que l’on a involontairement noirci au dix neuvième siècle.
Avec l’amélioration des voie de communications et la création de deux stations de sports d’hiver le pays s’est ouvert et a vu son économie revigorée.
Ses habitants sont agréables et courtois.
Durs à la tâche ils vivent principalement de l’élevage des moutons et de  culture céréalière et fourragère ; beaucoup de ces agriculteurs complètent leurs revenus en étant employées de remontées mécaniques ou moniteurs de ski.
Leurs terres soigneusement épierrées depuis des générations alternent avec des bosquets de résineux et de feuillus dans un équilibre charmant.
Les villages disséminés dans les deux petites vallées regroupent de grosses fermes trapues le cul tourné à la “bise”, ce vent glacé venant du nord.
Le climat du massif est extrêmement contrasté, l’été l’influence méditerranéenne fait une saison torride et sèche, les hivers rudes et enneigés sont ceux des Alpes du nord…d’où le dicton populaire : “long comme l’hiver en Dévoluy” !

Là haut… loin de l’agitation des hommes dans ces vallons et sommets “brut de décoffrage” “tout un petit monde de plumes et de poils” comme l’écrivait Samivel, vit dans le silence et l’azur.
Les blanchons (lièvres variables) sont rares et tellement inattendus.
Bien que toujours vulnérables les bartavelles semblent avoir un sursaut de leur population.
Pour entendre et voir les timides jalabres (lagopèdes) il faut tutoyer les sommets et avoir beaucoup de chance.
Secrets comme au premiers matins du monde quelques loups hantes de nouveau les alpages… au grand dam des éleveurs !
Seuls les chamois habitent ces montagnes en grand nombre ; meilleurs moments pour les observer : le printemps quand les combes encore garnies de névés s’animent des folles glissades des cabris, et la fin de l’automne quand les poursuites viriles des mâles en rut font le spectacle.
Autres évènements marquants pour la faune du massif, en avril, mai le festival de roucoulements et de chuitements lors des parades nuptiales des tétras-lyre.
Enfin mi septembre, mi octobre le brame du cerf, concert annuel incontournable au plus profond des bois.
Pour ces deux galas il n’est pas nécessaire de retenir ses places !

                                                                                   chants et danse des tétras-lyre

Le Dévoluy est un massif sans compromis, on l’aime ou on le déteste…il n’y a pas de juste milieu.
Pour ma part, à quinze ans après une première randonnée au pic de Bure je suis devenu un inconditionnel de ces “sublimes tas de cailloux”.
Dans ces forteresses de pierres j’ai connu pèle mêle : “la bise”  qui transperce… l’exaltation de l’exploration souterraine… la morsure du froid… la peur sous l’orage…les crépuscules flamboyants… la soif des étés brûlants… le regard inoubliable des bêtes sauvages… la joie d’une ascension réussie… les bivouacs à la dure… la fatigue des mauvais jours… le brouillard trompeur… le fracas de la chute de pierres… l’angoisse de l’avalanche… le murmure du grésil… et bien d’autres choses encore, sans jamais me lasser !
Ces montagnes sans fioriture comblent mon besoin impétueux d’espace et de nature sauvage, elles sont mon refuge spirituel, mon île déserte ; après toutes ces années elles continuent de me séduire et de me faire vibrer du bonheur simple de leur découverte sans cesse renouvelée.
Mes montagnes sont magiques… !
Mais chut…
C’est un secret…
Ne le dite à personne…

                                                                                       de gauche à droite : rocher Rond, grand Ferrand, tête de l’Aupet, Obiou

 

Bibliographie :

La France ignorée, Edouard Alfred Martel, éditions Delagrave, Paris 1928.
Notice sur la décadence du Canton de Saint Etienne en Dévoluy, imprimerie stéréotypée de Laurent Aimé, Paris 1818, réédition : éditions des Hautes Alpes en 1992.

novembre/décembre 2014

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