Tête de bois

Je suis né d’une maladresse d’oiseau et de l’abondante bénédiction d’un printemps pluvieux.
la pente accueillit ma graine à la fonte des derniers névés.
Pénétrer son substrat rudimentaire ne fut pas une mince affaire ! mais la terre mère eut le dernier mot et me donna la vie.
Une toute petite vie ! presque miraculeuse ! si fragile ! vulnérable à la pierre qui roule, au soleil brûlant, à la dent acérée du chamois !
Résister chaque jour pour voir le suivant telle fut ma devise.
Et ça marchait … le vert tendre de mon jeune plan se mit à garnir la caillasse, tandis que dans le secret du sous sol, l’autre partie de moi-même affirmait ses positions.
Comme souvent dans les Alpes du sud l’été arriva brusquement et sans préavis.
Ce fut le début d’une autre épreuve, la quête de l’eau !
Il me fallut apprendre à chercher l’humidité résiduelle sous la pierraille et à profiter des rares perles de rosée matinale …
Une manne providentielle arriva en août.
Un gros orage suivi de quelques heures de pluie s’épancha sur le massif et apporta un renouveau éphémère mais salutaire pour toute la flore d’altitude.
Cette eau tant espérée depuis des semaines me fournit la capacité d’un nouvel élan de croissance.
La douceur de l’arrière saison fut un enchantement jusqu’à la mi-octobre.
Alors que sur l’autre versant, le patchwork des feuillus s’estompait, la limpidité de l’atmosphère céda la place à un timide voile puis aux nuées et enfin à la pluie bienfaitrice.
Il y eut une première gelée, et les sommets blanchirent.
Ce fut comme un signal, celui du repos végétatif . Je refoulai toute ma sève au fin fond de mes radicelles, préparai l’antigel pour mes aiguilles, et ralentis mon métabolisme à un minimum vital.
J’étais fin prêt pour affronter mon premier hiver.

                                                                                         Pignée de l’ongle en hiver

Six longs mois de glace et de poudreuse, où il fallut pour la première fois courber l’échine dans l’ombre et la froidure.
Six mois de solitude, d’incertitude et d’angoisse !
Six mois avec dans ma  »Tête de bois » cette même obsession d’air pur, de ciel bleu, de douceur et de lumière…
Avril.
L’hiver cède le pas.
Seuls les couloirs restent enneigés, le soleil réchauffe l’ adret.
Quelques brins de verdure et les premiers boutons dorés des potentilles se lancent en éclaireurs.
Libéré du poids de la neige, je me redresse peu à peu sous les rayons salvateurs.
Enfin, la vie me semble moins difficile…
J’occupe la partie supérieure de la zone de combat, il s’agit là d’un élément particulier de l’étagement de la végétation suivant l’altitude, il n’y a rien de militaire dans cette appellation.
C’est dans cet intervalle irrégulier entre forêt et Alpe, que se focalisent tous les extrêmes et tous les dangers : écarts de températures, lumière intense, tempêtes, sécheresse, ravinement, foudre, avalanches !
Face à cette coalition âpre et continue les arbres, presque toujours, des résineux, endurent de nombreux maux dès leur plus jeune âge et par conséquent ont une croissance lente et irrégulière suivant la rudesse des saisons.
Certains vivent peu, d’autres comme moi même, profitant d’une situation privilégiée, et d’un caractère bien trempé résistent beaucoup plus longtemps et deviennent des aïeux vénérés.
Je surplombe  » la Pignée de l’Ongle », une forêt d’un seul tenant et d’une seule et même essence.
Après les glaces, en compagnie du bouleau et quelquefois du pin sylvestre, mes ancêtres ont peu à peu recouvert le paysage montagnard, puis transformé la toundra primitive des vallées alpines en épaisses ripisylves.
Dans la foulée, aux périodes Boréale et Atlantique, ce fut au tour des feuillus de recouvrir la France et l’Europe d’une gigantesque couverture sylvicole.
Tout au long de cette ère post glaciaire, les  » Marche-debout  », groupés en peuplades de chasseurs cueilleurs ont vécu sous le couvert en vénérant la nature généreuse qui les nourrissait.
Ils n’ont eu aucun impact sur leur environnement.
Cette époque idyllique, osmose hommes forêt, va perdurer quinze millénaires et céder que très lentement la place aux civilisations agropastorales qui s’installent.
Dés lors, de nombreuses générations d’agriculteurs et d’éleveurs commencent à soustraire leur terres aux futaies, sans pour cela mettre à mal l’immensité de la forêt originelle.
Au moyen âge, la hache et le feu n’en sont toujours pas venu à bout ! :

Au 7ème siècle, la France de Dagobert compte des zones marécageuses immenses.L’essentiel de l’Auvergne, de la Brie, de l’Alsace et de la Lorraine, est méconnu, ici laissé dans un état quasi sauvage et là dominé par la forêt à peine pénétrée. Tout le monde admet l’existence d’une énorme forêt primitive, qui couvrait à peu près tout le sol, peuplée d’animaux et d’hommes sauvages.
( Bouvier Ajam Maurice), Éditions Tallandier 2000

L’apogée forestière touche à sa fin, entre les dixième et treizième siècles, la période des grands défrichements.
On brûle, on abat, on essarte, on essouche à outrance. Des dizaines de milliers d’hectares se transforment en terres agricoles.
Plus tard c’est à la construction navale puis à la révolution industrielle que les forêts françaises payent un lourd tribut.
Pour la première fois, elles périclitent dangereusement.

                                                             arrête des Beaumes et peuplement épars de pins à crochets

Dans les Alpes du Sud aux dix huitième et dix neuvième siècle un autre problème touche de plein fouet les massifs forestiers.
Les campagnes sont surpeuplées à la fois d’hommes et d’animaux domestiques. Depuis des décennies les dents de milliers de moutons et chèvres épuisent les pentes ; les versants sont décharnés et ravinés, les torrents creusent et emportent les terres mises à nus ; les forêts disparaissent les unes après les autres, le paysage devient pitoyable !
Les autorités administratives s’en émeuvent et réagissent par une lois de l’an X qui régente et interdit l’élevage des caprinés.
Cette situation intenables s’assouplit rapidement avec de nombreuses dérogations ; ce sont les eaux et forêt, préfectures et mairies qui fixent par quota le nombre d’animaux autorisés.
Le mal est fait !
Pour un temps le paysan sera l’adversaire du forestier.
Il faudra attendre une cinquantaine années pour voir l’état reboiser et transformer les espaces pastoraux par de nouvelles plantations dont certaines sont devenues maintenant le fleuron de la forêt française.
Haut perché, je suis la sentinelle de la forêt ancienne qui m’a engendré.
Par ancienne, il faut savoir que ce sanctuaire forestier figure déjà sur les magnifiques cartes illustrées des géographes italiens Cassini, dans la seconde partie du dix huitième siècle.
Depuis cette époque le site en raison de son éloignement et de sa difficulté d’accès est inchangé et peu fréquenté.
Il a appartenu tour à tour aux seigneurs du moyen âge, ensuite par donation aux moniales de notre Dame d’Aurouze, puis aux Chartreux de Durbon, et enfin à l’administration forestière naissante peu à près la révolution française.
De très vieux arbres parsèment le bois ; Certains de ces patriarches sont contemporains des rois Louis (les Bourbons de France), c’est vous dire leur âge ! De sacré gaillards tout en muscles et en aiguilles que les esprits des arbres protègent et informent des grands événements et des nombreuses vicissitudes du monde.
Maintenant que vous connaissez mon histoire, permettez moi de me présenter :
Je suis  » Pinus Uncinata Ramond  » en l’honneur du pyrénéiste Louis Ramond de Carbonnières qui m’a donné mes lettres de noblesse ; mon appellation la plus courante est pin à crochets ou quelquefois pin de Briançon.
Je ne suis ni le plus vieux, ni le plus grand, ni le plus beau, mais j’ai de l’allure … une dignité d’Hermite que nul autre ne me dispute.
J’aime la lumière et l’air vivifiant des cimes et mon plus grand plaisir est d’accueillir les oiseaux de l’Alpe.
Un des plus assidu est le casse noix moucheté que je surnomme  » la vigie  » pour la bonne raison qu’il est le premier à donner l’alerte en cas de danger, il voit et entend tout avant les autres, un vrai concierge !
Les becs croisés costume jaune vert de gris pour les femelles et rouge brique pour les mâles, ne sont pas en reste pour décortiquer mes cônes et se régaler de mes graines, aillées elles aussi.
Les mignonnes mésanges de plusieurs couleurs, maquillées de frais ou coiffées à la mode, ne donnent pas leur part au chat !
Quelquefois un merle à plastron, une grive daine, ou bien les très sociables mais rares venturons montagnards glanant leur part du festin.
J’adore aussi, quand haut dans le ciel, le tourbillon de plumes dissipé et bavard des craves et des chocards dure des heures.
J’envie la légèreté et la liberté de leurs vols d’autant plus que moi je ne peux pas sortir mes longues racines de leurs trous!

                                                             casse noix moucheté

La raideur de la pente et mon isolement me préserve de la tronçonneuse, mais ce n’est pas le cas pour toute la grande famille des conifères.
Certains finissent en planches, ou en charpente, d’autres en bois du chauffage ou en pâte à papier, mais il y a pire encore !
Une menace plus grave plane sur tout les massifs.
Un véritable délire anti nature !
Un réseau d’une quinzaine d’usines à biomasse capables d’engloutir des forêts entières est en projet sur le sol français ; à elle seule celle de Gardanne, (sud est, département des bouches du Rhône) bientôt en l’état de fonctionner, sera capable de brûler huit cent cinquante milles tonnes de bois par an, soit deux milles trois cent tonnes par jour, quatre vingts camions remplis à ras bord de mes congénères !
Comme le bois français ne suffira pas il est prévu d’en importer des pleins cargos en provenance du Brésil !
Les  »Marche-debout » ont perdu la raison :

Quand l’homme ne tue pas l’homme, il tue ce qu’il peut, c’est-à-dire ce qui l’entoure. L’homme sort de son cadre, veut prendre la place des forêts et des animaux, souille les rivières, pollue l’air, se multiplie sans raison, se bâtit un enfer et s’étonne ensuite naïvement de n’y pouvoir vivre.
Aujourd’hui et demain Cent poèmes pour l’écologie, ( René Fallet ) le cherche midi 1991

Comme la plupart des conifères, je suis monoïque, c’est à dire que je porte en même temps des organes mâles et des organes femelles, mes graines sont stockées dans mes cônes et ne sont fécondes que lorsque j’atteins l’âge de douze ans, c’est le vent d’hiver qui se charge de leur distribution.
Il m’arrive d’échanger des pollens avec mon cousin Sylvestre, dans ce cas là je prends le nom de pin Bouget, du nom du botaniste qui a découvert ce croisement.
Malgré ce processus de reproduction complexe je suis très prolifique et contribue à mon humble mesure à l’expansion régulière de la forêt française depuis plusieurs décennies… Pourvu que ça dure !

                                                                                        cônes de pin à crochets

Mon souvenir le plus dramatique n’est pas très lointain et remonte à cette sombre fin de journée de décembre où une tempête inhabituelle déferla sur tout le massif.
Jamais, de mémoire d’arbre les éléments n’avait frappé la montagne avec autant de sauvagerie et de détermination.
L’orchestre fou du vent, accompagné du roulement des pierres et du claquement sec du bois qui se rompt joua sa funèbre symphonie une grande partie de la nuit.
Accroché à mon socle de calcaire, je fis front avec courage mais fut déstabilisé jusque dans mes fondations ; il me fallut de nombreuses années pour me remettre complètement de ce cauchemar et pour colmater les cicatrices béantes de mes branches perdues.
Plus tard je sus que notre région avait été frappé par la marge d’une énorme perturbation que les  »Marche-debout » avaient appelé  »Lothard ».
Cette nuit là et dans une grande partie de la France et de l’Europe, des forêts entières furent dévastées irrémédiablement.
L’heure des grands bouleversements climatiques était-elle arrivée ?
Je deviendrai sans doute très vieux si les elfes, dryades et sylvanus continuent à m’épargner des fulgurances du ciel et des chutes de pierres.
Peut-être trois siècles , voire plus…qui sait !
Á propos, en ce qui concerne la longévité des conifères : savez-vous qu’un genévrier thurifère de la haute vallée de la Durance, nommé  »L’Éléphante », dépasse les quatorze siècles et que certains bonsaïs résineux des falaises du sud des Alpes arrivent allègrement au millénaire !
Il paraît même que là bas, de l’autre côté du monde, la Californie abrite des séquoias géants… de 3500 ans !

                                                                                           la Pignée de l’ongle sous le sommet de Praz Arnaud

Mon âge vénérable me permet d’envisager ma fin avec sérénité ; je sais qu’un jour, après une sécheresse un peu plus longue ou un froid un peu plus vif, je virerai lentement du vert au brun puis perdrai mes aiguilles, deviendrai gris… et mourrai… debout, solitaire jusque dans l’au-delà.
De longues années encore mon squelette subsistera, pétrifié par la résine, le corps offert aux xylophages, et au pic noir a leur recherche.
Miné, desséché, je finirai par tomber au sol, pour être enfin débité et transporté vers les dômes arrondis des fourmis rousses…

Rien ne se perd, rien ne se créé tout se transforme  (Antoine Lavoisier)

Quitter ce monde ne me sera pas difficile…Je ne suis pas éternel, d’autres prendront la place !
Nous, les conifères obstinés de l’altitude, pins Sylvestres, Mugos, Cembros, Mélèzes, ferons probablement parti des derniers à disparaître lors de l’ultime cataclysme !
Ce jour venu, un désert brûlant ou glacé, ou les deux à la fois, ( le scénario est incertain et inachevé ), s’installera comme dans la majorité des planètes du système solaire et la terre ne sera plus vivable.
Les  »Marche-debout » voient leur futur s’assombrir crescendo.
Malgré les pantomimes alarmantes et stériles de leurs sommets internationaux, ils se sentent au fond d’eux mêmes bien incapables de guérir la planète terre de leurs dégâts !
Dépassés par leur progrès, pas très fiers de l’état des lieux du monde qu’ils ont construit, ils s’aperçoivent candidement mais un peu tard, quils ne sont plus les maîtres de leur avenir et qu’un réveil des consciences est indispensable à leur pérennité !
En désespoir de cause, certains d’entre eux, utopistes, ou visionnaires, entrevoient leur salut dans l’espace et prospectent l’immensité de l’univers galactique, dans l’espoir d’ y trouver une exoplanète,  »planche de salut » pour la survie de leur espèce…
C’est dire leur peu d’espérance pour le futur de leurs prochains !
Voilà mes souvenirs, pensées, et rêveries de vieux pin à crochets.
Pour me rencontrer, remontez ma pinède intacte et mystérieuse, vous ne pouvez pas vous tromper, je suis le dernier la haut vers les nuages…
Si vous croyez en l’âme des arbres, ma  »Tête de bois » vous clignera de l’oeil en signe de complicité et de bienvenue…

                               Bochaine, pin à crochets séculaire, plus de 300 ans

 

 

Pins de montagnes

Arbres de vie,
pleins d’harmonie,
toujours verts
même en hiver.

Pins Mugo,
les courtauds,
pins Cembro,
pour les pots.*

Pins Sylvestre,
bois alpestres,
pins à crochets,
les plus secrets.

Pins de futaies,
pins de sommets,
pins éternels,
près du ciel.

Pins mal aimés,
peu appréciés,
pins de peu,
pleins de noeuds.

Essence universelle,
l’arbre de Cybèle,**
conifères amis
à tous longue vie.

* boites à sel sculptées du Queyras.
** la grande mère des dieux, déesse du proche orient ancien,
qui personnifie la puisance de la nature.

 

Aout/septembre 2016

                                                                         pin Sylvestre et sommets ouest du Dévoluy

 

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